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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/431

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semble inutile, au moins pour un grand nombre de malades: la perte de la parole suffit à expliquer le trouble de la pensée.

Nous touchons ici à un problème philosophique des plus difficiles, le rôle du langage dans l’intelligence. Il est certain que le langage établit entre l’homme et les animaux une barrière qui au premier abord peut sembler infranchissable. Lorsque Mercure demande à Sosie, qu’il trouve près de la maison d’Amphitryon,

— Quel est ton sort? dis-moi.
— D’être homme et de parler,


lui répond Sosie, et cette définition du caractère humain en vaut bien d’autres. Le perroquet peut articuler des sons et prononcer des phrases; mais est-ce bien là le langage? C’est l’imitation des sons qu’il a entendus, c’est une action toute mécanique qui ne répond à aucune conception intérieure : il ne serait pas plus exact de rattacher au langage les cris inarticulés poussés par les chiens ou les singes par exemple. La colère, la crainte, la joie, sont des sensations qu’ils expriment à leur manière : ce ne sont pas des idées qu’ils traduisent par des sons. Entre le langage du chien, qui par l’intonation de ses aboiemens ou de ses cris indique à son maître qu’il est joyeux, qu’il a faim, qu’il souffre, et le langage rudimentaire d’un Esquimau ou d’un habitant de la Terre-de-Feu, il y a autant de différence qu’entre leurs deux intelligences.

Cette supériorité intellectuelle de l’homme est-elle due au langage ou à la pensée? Sous cette forme, le problème paraît insoluble. D’ailleurs il est vraisemblable que ces deux facultés sont intimement unies l’une à l’autre, et que la conception des idées générales est impossible sans le secours du langage. Il ne faut pas croire pour cela que le premier usage que l’homme fasse de la parole soit consacré aux idées abstraites. L’enfant qui bégaie et essaie ses muscles à prononcer des sons applique tout d’abord aux objets qu’il voit devant lui les intonations qu’on lui enseigne. Il nomme les personnes qui sont près de lui tous les jours, mais l’idée de l’homme en général et la notion de l’humanité n’existent probablement pas dans sa petite intelligence. Les sauvages des îles océaniennes emploient à peine quelques syllabes pour exprimer leurs pensées, et ils n’ont pas de mots pour les idées abstraites. Ainsi par exemple ils désignent telle espèce d’arbre par un mot, et d’autres arbres par un autre mot ; mais l’idée générale d’arbre n’est pas traduite par une forme verbale. Le langage sert surtout à faire connaître les notions abstraites et les idées générales. Comment les notions d’étendue, d’espace, de temps, de force, pourraient-elles être indiquées et comprises, si nous n’avions les définitions que le langage nous fournit? Prenons un chêne par exemple : on peut sans le secours du