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non plus qui ait le don de passionner davantage les esprits. Aussi dans ces dernières années plusieurs écrivains d’élite se sont portés vers des études analogues, on sait avec quelle ardeur et quelles vues diverses. Le conflit des opinions prouve assez l’immense intérêt qu’on attache aujourd’hui à ce problème historique. Parmi ces écrivains, M. Boissier s’est fait une place à part : il n’a d’autre passion que celle de l’historien; il n’a point de parti-pris, il ne soutient ni une thèse, ni un drapeau; même on pourrait dire qu’il n’a point cherché le problème, qu’il l’a rencontré sur son chemin. De là le crédit qu’on accordera à son livre. Cette haute impartialité historique, la ferme modération des jugemens, seront du goût de tous les lecteurs, des plus libres comme des plus timides, et il ne coûtera à personne de se laisser guider par une science si désintéressée et si précise.

Il n’est pas en histoire de plus difficile étude que celle d’une religion, parce qu’il faut tout d’abord, pour la bien connaître, remonter à la source, qui est le plus souvent cachée dans la nuit des temps : elle ne manque pas d’ailleurs d’être altérée dans la suite des siècles par des influences étrangères qui, comme des affluons invisibles ou d’insensibles infiltrations, grossissent et transforment le courant primitif. Il devait donc entrer dans le plan de M. Boissier de marquer les origines de la religion romaine, les changemens qu’elle a subis, le sens des croyances et des pratiques. Cette religion civile et laïque, qui fut une solide discipline, et qui parut aux anciens le plus ferme soutien de la grandeur romaine, avait pourtant une grande infirmité : elle ne parlait ni au cœur ni à l’esprit. Aussi voit-on qu’à la fin de la république ce culte tout extérieur, avec ses formules traditionnelles et vides, avec ses prières en langue perdue, n’inspirait plus ni foi, ni respect. Auguste, dans un intérêt de conservation sociale, eut beau vouloir ranimer la foi et restaurer le culte. A quoi pouvait aboutir l’entreprise d’un prince incrédule lui-même, secondé par des écrivains et des poètes non moins incrédules que lui? Ce fut la philosophie qui se chargea dès lors de répondre aux aspirations morales et religieuses du temps. Sous Auguste et ses successeurs, elle acquit une autorité toute nouvelle, qu’elle dut non-seulement à l’éloquence des sages, mais encore à la désoccupation politique, aux malheurs publics, aux tristesses de la servitude. La philosophie ne se contenta plus d’enseigner comme jadis, elle prêcha, elle fit effort pour réveiller les âmes, et, parlant sans cesse de la vie, de la mort, de Dieu, elle se piqua même de diriger les consciences. Pourtant ces belles leçons ne s’adressaient qu’à la classe lettrée; cette sagesse patricienne passait par-dessus la tête du peuple, qui courait au-devant des religions orientales et de tous les dieux inconnus, attiré qu’il était par la nouveauté des cérémonies, par le charme des révélations clandestines, par la séduisante horreur de certaines pratiques sanglantes,