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enfin par un ténébreux mysticisme où à la terreur se mêlait souvent la volupté.

Cependant tout n’était pas horrible et honteux dans ces religions de la Syrie et de l’Egypte. Leurs grossiers et monstrueux symboles recouvraient quelquefois de belles idées. On y recommandait la pureté de l’âme, une chasteté plus ou moins sévère, on y imposait des abstinences, des purifications morales, de longues et méritoires initiations ; ces religions suspectes portaient à l’enthousiasme, à l’extase ; elles unissaient l’homme à Dieu par un commerce mystique, et, chose nouvelle dans le monde occidental, elles jetaient les âmes dans une sorte de contemplation aimante du divin. Les païens, après avoir passé par ces mystères, étaient comme préparés à mieux comprendre d’autres mystérieuses nouveautés, La piété païenne était sur une pente qui pouvait plus facilement la conduire au christianisme. Un vieux Romain de la république, un Caton, n’aurait absolument rien compris à la doctrine nouvelle ; un Romain de l’empire en était souvent plus près qu’il ne pensait lui-même. Rome, sans le savoir, sans le vouloir, marchait donc au-devant de la religion chrétienne ; elle la méconnaissait, la persécutait, mais elle était d’avance plus ou moins conquise avant de s’être rendue. Dans cette grande étude sur la religion romaine, l’auteur s’est proposé de montrer surtout comment le monde païen a lentement passé de l’incrédulité à une vague dévotion. Au temps de Cicéron en effet, il n’y a que des incrédules, au temps de Marc-Aurèle les philosophes mêmes sont presque tous croyans et superstitieux. « Il fut donc utile au christianisme, dit M. Boissier, de naître au milieu de cette fermentation religieuse qui arrachait le monde à l’indifférence ; il lui fut plus utile encore qu’elle n’eût abouti qu’à des résultats incomplets… La philosophie avait posé les plus grands problèmes et ne les avait pas résolus ; la religion avait excité les esprits sans les satisfaire. Une fois jetés sur la route, ils voulaient arriver au but ; ils étaient émus, troublés, pleins de désirs inassouvis et d’attente inquiète, affamés de croyances, prêts à suivre sans hésitation ceux qui leur apporteraient enfin ces biens précieux qu’on leur avait fait entrevoir sans les leur donner, la paix et la foi. » — « Le Christ peut venir, disait Prudence, les voies lui sont préparées. »

Une rapide et sèche analyse fait mal connaître un ouvrage si vivant et qui offre tant d’aspects divers. M. Boissier a peint cette lente et insensible transformation du paganisme avec le plus grand détail, en faisant la part qui revient aux classes élevées, à la multitude, aux associations populaires, aux femmes, aux esclaves. Il a montré aussi comment les princes, les philosophes, les poètes, ont ou favorisé ou contrarié le mouvement. De là de fines études politiques et littéraires sur Auguste par exemple, sur Virgile, sur Horace, sur Sénèque. Le livre touche ainsi à ce que la littérature romaine renferme de plus délicat et de plus profond.