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Si on leur demande compte d’une expression singulière ou d’un passage obscur, ils répondent invariablement : «Cela se chante ainsi, » — ou bien : « les anciens chantaient ainsi; nous ne savons ce que cela veut dire. » Aucun détail merveilleux ne leur semble incroyable; ils admettent très bien qu’Ilia de Mourom ait pu brandir une massue de 1,600 livres ou tuer d’une seule fois 40,000 brigands. Ils pensent simplement que les hommes étaient plus forts en ce temps-là qu’aujourd’hui. Ce qui prouve la ténacité de la mémoire populaire, c’est que le paysan de l’Onega continue à chanter les « chênes robustes, » et « la stipe de la prairie » et « la plantureuse campagne, » bien que ces traits de la nature kiévienne ne répondent en rien à la nature qu’il a sous les yeux, et que jamais de sa vie il n’ait vu un chêne. Il parle de casque, de carquois et de massue d’acier, bien qu’il n’ait même pas une idée de ces sortes d’armes, de « l’aurochs au poil brun » et du « lion rugissant, » bien que ces animaux, qui ont pu exister dans l’ancienne Scythie, lui soient aussi inconnus que l’ornithorhynque. C’est grâce à ce respect pour la tradition[1], à cette habitude de chanter comme ont chanté les anciens, que tant de traits, inintelligibles pour le paysan, infiniment précieux pour le mythologue et l’historien, ont pu se conserver dans les bylines. Les poésies épiques ont ainsi passé presque sans altération, avec les migrations populaires, des plaines du sud dans les déserts du nord et des temps héroïques aux générations contemporaines. Il en résulte que dans les chansons de l’Onega ou de la Sibérie on retrouve les mêmes personnages, les mêmes aventures que dans celles qu’on a pu recueillir à Riazan ou à Toula.


I.

Le héros qui domine tout le cycle de Kief[2] et qui dépasse en majesté épique même le beau soleil Vladimir, c’est Ilia de Mourom. Toutes les chansons, en toutes leurs variantes, s’accordent sur ce point : c’est un fils de paysan. M. Miller a raison d’insister sur le fait ; l’épopée russe est peut-être la seule où le premier rôle ait été dévolu à un homme de « basse condition. » C’est à cela

  1. Ces scrupules n’ont pas empêché qu’il ne se glissât parfois dans les bylines des détails étrangement modernes. C’est ainsi que le héros Volga se change en hermine pour ronger, — comme ces rats dont parle Hérodote, — les fusils du sultan de Turquie. C’est ainsi qu’on voit des héros écrire sur du papier timbré, ou encore, sur le point d’attaquer un dragon ou un géant, braquer sur lui une lunette d’approche.
  2. Outre le cycle de Vladimir, prince de Kief, les chansons épiques de la Russie se rattachent à deux autres cycles : celui de Novgorod, où reviennent souvent les aventures maritimes de Sadko, le riche marchand, et le combat homérique soutenu par Vassih Bouslaévitch contre toute la ville de Novgorod, — celui de Moscou, dont les deux personnages dominans sont Ivan le Terrible et Pierre le Grand.