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C'était une mine d’or que le savant venait de découvrir, une source inépuisable de chansons inédites. Dès ce moment, Hilferding n’a plus un jour de repos. Le voilà qui se met à la recherche des chanteurs et des chanteuses, qui se fait cahoter par des chemins impossibles dans des véhicules horriblement primitifs. En moins de deux mois, il visite plus de trente villages, entend soixante-dix rhapsodes, écrit sous leur dictée 318 chansons qui forment aujourd’hui un énorme volume de 2,670 colonnes. Le bruit de ses libéralités, sa réputation de bonté, s’étaient répandus au loin. De cinquante verstes à la ronde, les aèdes rustiques accouraient à son quartier-général; souvent ils étaient obligés d’attendre leur tour d’audience un ou deux jours. Pendant ce temps, Hilferding, sous la dictée de l’un d’eux, écrivait des bylines « jusqu’à complet épuisement physique. » Ce rude et passionné labeur a peut-être abrégé ses jours : l’année suivante, en juin 1872, il était enlevé à sa famille et à la science.

Dans le récit qu’il nous a laissé de son dernier voyage, ce qu’il y a surtout d’émouvant, c’est sa vive sympathie pour les habitans du pays septentrional qui mènent une vie si dure dans cette nature marâtre. Il sait inspirer confiance aux dissidens, si longtemps persécutés, et que la vue d’un habit de bourgeois suffisait à rendre muets. Il prend le parti du pauvre paysan contre les tracasseries de l’administration forestière. Il sait combien ce sol est avare : la maigre moisson ne peut mûrir que dans les terres récemment défrichées. Faut-il donc, pour protéger la forêt contre les défrichemens, faire mourir de faim l’habitant? Il cause familièrement avec les chanteurs, s’informe de leurs affaires, de leur famille, de leur village. Il tient à connaître le milieu dans lequel ils ont vécu : ces renseignemens ne sont-ils pas d’ailleurs indispensables, si l’on veut être fixé sur l’origine et la transmission des bylines? Hilferding a pu constater une fois de plus que la poésie populaire est bien la propriété exclusive du peuple : tous les rhapsodes qu’il a entendus sont des paysans. On lui avait bien parlé d’un sacristain et d’un diacre : il s’est trouvé que ces demi-bourgeois ne savaient que des contes ou des cantiques, mais ne savaient pas de bylines. Presque tous les favoris de la muse sont complètement illettrés : sur soixante-dix rhapsodes, Hilferding n’en a trouvé que cinq qui eussent quelque instruction. Il a plaisir à louer leur désintéressement : réciter des poésies est pour eux un divertissement, non une profession. Ils n’ont jamais imaginé que cela pût rapporter de l’argent. Un jeune paysan retournait chez lui enchanté de la générosité du savant et disait à haute voix « qu’il se garderait bien à l’avenir de laisser échapper une byline et qu’il en apprendrait le plus possible, puisqu’il voyait que cette connaissance avait son prix. » Les chanteurs ne comprennent pas toujours ce qu’ils chantent : la langue a vieilli, et plus d’un vers s’est altéré.