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On serait tenté de croire que, dans une société où l’autorité publique était annulée et ne garantissait plus les droits individuels, il dut se produire une grande insurrection des classes inférieures, et que ce furent les plus pauvres qui dépouillèrent les plus riches. Il n’y eut pourtant rien de pareil. Les prolétaires ne gagnèrent absolument rien au désordre social; ce furent au contraire les plus riches qui en profitèrent, et ce furent surtout les petits propriétaires qui en furent les victimes. L’événement montra ici que l’autorité publique est encore plus salutaire aux classes inférieures qu’aux classes élevées, et que, si cette autorité vient à disparaître, ce sont les faibles qui souffrent le plus. Il se produisit en effet dans cette anarchie, qui dura plusieurs générations d’hommes, une spoliation incessante, non des riches par les pauvres, mais des pauvres par les riches. Les spoliateurs dont les chroniques parlent si souvent sont indifféremment Francs ou Gaulois, laïques ou ecclésiastiques, mais ils sont toujours des hommes déjà puissans. Grégoire de Tours parle de deux évêques, nommés Cautinus et Bodégisile, qui paraissent être l’un Gaulois et l’autre Germain, et qui étaient tous les deux également âpres à envahir le bien d’autrui. Nul n’était en sûreté dans le voisinage de Cautinus : « il mettait la main sur toutes les terres qui touchaient aux siennes; pour les grands domaines, il se les faisait adjuger en justice; pour les petits, il les prenait de force et contraignait les malheureux propriétaires à lui livrer leurs titres de propriété. » Si telle était la conduite de quelques évêques, jugez celle des laïques. Le même chroniqueur cite un certain Pélagius, habitant de Tours, qui, profitant de l’influence que lui donnait un emploi dans l’administration, « ne cessait de voler, d’envahir les propriétés, de tuer ceux qui lui résistaient[1]. » Une foule d’anecdotes marquent combien il était difficile à la veuve, à l’orphelin, même au petit propriétaire, de conserver son bien. Les actes de cette époque sont remplis de procès pour usurpation de propriété[2].

Il semble que l’occasion eût été belle alors pour les esclaves de

  1. Grégoire de Tours, Hist. Franc, IV, 12; VIII, 39; VIII, 8; — comp. Frédégaire, Chron., 90, et les Diplomata, passim.
  2. Il y a eu surtout un genre de spoliation qui a été général. Il était dans les habitudes des Gaulois comme dans celles des Germains qu’à chaque groupe de propriétés privées correspondît une propriété commune en pâtures, eu forêts, en terres vagues. C’était la ressource des petits possesseurs. Elle fut usurpée presque partout par les grands propriétaires; les pauvres furent mis dans l’impossibilité d’user de leurs droits dans les forêts et les pâturages; par là, la culture de leurs petits champs leur devint de plus en plus difficile et onéreuse. Leur enlever leur part de communaux équivalait indirectement à leur enlever leur petit alleu ou à les forcer d’y renoncer eux-mêmes. Ainsi, loin que le désordre social ait amené la mise en commun des terres, il eut au contraire pour effet de supprimer presque partout ce qui était le bien commun, et cette suppression se fit non pas au profit des prolétaires ou des pauvres, mais au profit des propriétaires les plus riches.