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Cela tient à l’état psychologique de ces générations. A la distance où nous sommes d’elles, nous sommes portés à croire qu’elles étaient fort courageuses; il nous semble que des hommes qui usaient si volontiers du glaive devaient avoir une grande force de caractère, et il ne manque pas d’historiens qui attribuent les désordres de cette époque à une exubérance de l’énergie individuelle. De la lecture des documens contemporains, il ressort une vérité toute contraire. Il s’en faut beaucoup que les chroniqueurs nous représentent ces populations comme fort vaillantes. Ils nous donnent plus d’exemples de lâcheté que de courage. Ils montrent que ces hommes n’allaient à la guerre que malgré eux, qu’ils fuyaient aussitôt qu’ils se voyaient inférieurs en nombre, qu’ils refusaient souvent de combattre, qu’il fallait faire luire à leurs yeux l’espoir du butin pour les décider à courir quelque danger. On ne saurait imaginer un spectacle plus répugnant que celui d’une armée mérovingienne; ce n’est, la plupart du temps, qu’un ramassis de misérables qui pillent, qui brûlent, qui tuent la population inoffensive, même dans leur propre pays, et qui souvent, à la première vue de l’ennemi, se débandent[1]. Ils se révoltent contre leurs chefs quand ceux-ci refusent de les mener au butin, et ils se révoltent encore quand on les conduit contre un adversaire trop nombreux ou trop vaillant. Nulle différence sur ces points-là entre le Franc et le Gaulois; les documens qui les montrent mêlés et confondus dans les armées n’indiquent jamais que l’un fût plus discipliné ou plus brave que l’autre[2]. Les Thuringiens, les Alamans, les Saxons ne valaient pas mieux; ils sont maintes fois représentés implorant lâchement la pitié de l’ennemi. Les descriptions de batailles que nous avons de toute cette époque montrent qu’on luttait de ruse et de fourberie plus souvent que de courage. L’issue d’un combat est presque toujours décidée à première vue; le plus nombreux a tout de suite la victoire ; de l’autre côté, c’est une fuite éperdue. On ne voit pas de ces belles résistances qui honorent la défaite et ramènent quelquefois la fortune. C’est que le vrai courage n’appartient guère aux sociétés troublées; il ne s’allie pas avec la cupidité et les passions égoïstes; il lui faut certaines vertus calmes et désintéressées, et il se peut même que la bravoure guerrière ne soit qu’une des formes extérieures de l’esprit de discipline sociale.

  1. Grégoire de Tours, V, 14; VI, 31; VI, 45; VII, 24; VII, 38 et 39; X, 3. — Frédégaire, passim.
  2. Il y avait à la vérité quelques troupes d’élite, comme ces escadrons neustriens dont il est parlé dans la vie de Dagobert Ier et qui formaient le meilleur clément de l’armée du roi d’Austrasie.