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L’affaiblissement des caractères est visible dans les documens de ce temps-là. Beaucoup d’intrigues, de violences, de crimes; nulle énergie d’âme; rien de fier ni de noble. L’idée même de la grandeur morale ne semble être conçue par personne. C’est une des époques où la société se montre avec le plus de faiblesse, et l’être humain avec le plus de lâcheté. Chacun a peur. Voyez de quel ton humble on parle au roi[1]; on parle de même au moindre fonctionnaire ou à tout homme plus fort que soi; on appelle cet homme du nom de maître et l’on se qualifie soi-même d’esclave. On signe des actes où il est dit que, ne pouvant se nourrir ni se vêtir, on se livre à la charité d’autrui. On tremble, on se courbe, on ne demande qu’à servir. Ne croyons pas que le trouble social et l’effacement de l’autorité publique aient rendu vigueur à l’âme humaine; elle s’y est au contraire affaissée, amollie, brisée, et elle y a perdu ce qu’il lui restait encore de vertu et d’énergie.

Dans cet universel affaiblissement, dans cette égale absence d’ordre social et de vigueur individuelle, chacun chercha sa sûreté où il put. Le patronage seul offrait un asile sûr, on y courut. Ce qui faisait que cette protection était sûre, c’est qu’on l’achetait : elle n’eût été qu’un vain mot, comme celle que promettaient les lois et l’autorité publique, si le protégé ne l’eût payée d’un prix réel et palpable. Quand un homme se recommandait, c’est-à-dire adoptait un seigneur, c’était toujours pour être protégé; toujours aussi il donnait quelque chose en échange de l’avantage qu’il implorait. Il promettait une redevance, des services; il faisait plus, il donnait sa terre; il livrait sa personne même. De son alleu, il faisait un bénéfice ou un fief; d’homme libre, il devenait vassal, c’est-à-dire serviteur[2]. Plus le sacrifice était grand, plus la protection lui était assurée. Le patron devenait un défenseur intéressé. Comment n’aurait-il pas défendu de son mieux cette terre qui était devenue sa propriété, cet homme qui était devenu son homme? En se livrant, on avait trouvé le meilleur moyen d’être protégé.

Gardons-nous de croire que le joug du patronage ou du séniorat, — ce second terme remplace le premier à partir du VIIIe siècle, — ait été imposé de force aux populations. Ce furent elles qui allèrent au-devant de lui. La lecture des documens et l’observation des faits donnent à penser que le faible rechercha l’appui du fort plus souvent que le fort ne mit de lui-même son autorité sur le faible. Il est surtout incontestable que ce lien s’est établi en vertu d’une multitude

  1. Les deux citations qu’on répète toujours et qui sont relatives aux guerriers de Thierry et de Clotaire ne doivent pas faire illusion; c’est l’ensemble des chroniques et des lettres du temps qu’il faut voir.
  2. Le sens primitif du mot vassal est celui de serviteur : il n’en a pas d’autre dans les documens du VIIe siècle.