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pas nuisible à l’organisme, devant être profitable, se fixe et s’accentue toujours davantage de génération en génération, s’appuie-t-il donc sur un fait constaté, au moins sur des indices d’une certaine valeur? En aucune façon; le monde entier, les myriades d’espèces de plantes et d’animaux disséminées sur les terres et dans les mers n’ont pu donner lieu à une seule observation, à une seule remarque qui semble justifier la doctrine. Afin de rendre claire l’idée de la sélection naturelle, comme l’auteur d’un conte fantastique, M. Darwin exige qu’on le suive au pays des rêves. Tout modestement il réclame la permission de citer un ou deux exemples imaginaires[1]. Il faudra s’en contenter; — imaginaire, c’est le premier mot juste de la théorie, il restera le dernier.

« Prenons, dit l’auteur du livre sur l’Origine des espèces, le cas d’un loup qui, chassant des animaux de plusieurs sortes, s’empare des uns par ruse, des autres par force, des autres encore par la rapidité de la course, et supposons que le gibier le plus agile, comme le chevreuil, par suite de quelque changement dans le pays, se soit beaucoup multiplié, tandis que tout autre gibier est devenu rare à l’époque de l’année où le loup consomme le plus de nourriture. Au milieu de telles circonstances, poursuit le narrateur, je ne puis apercevoir aucune raison de douter que les loups les plus sveltes et les plus agiles auront la meilleure chance de survivre et seront ainsi l’objet de la sélection, pourvu toujours qu’ils aient conservé assez de vigueur pour saisir leur proie, s’ils se trouvent forcés pendant une saison de chasser d’autres animaux. » Cette vision de loups convertis en rapides coursiers, rappelant sans doute à plus d’un lecteur les belles petites histoires qui l’amusèrent au temps de sa jeunesse, se complète par quelques aperçus. « Même sans aucun changement dans le nombre des animaux capables de tenter notre loup, dira M. Darwin, un louveteau pourrait avoir une tendance innée à poursuivre une sorte particulière de gibier. » Il le croit volontiers, car il a connu des matous enclins à donner la chasse soit aux rats ou aux souris, soit aux moineaux, mais il tient aux loups. Il se figure ceux qui habitent une région montagneuse et ceux qui fréquentent les plaines tout naturellement dans l’obligation de s’attaquer à différentes proies, — la conservation des individus le mieux appropriés aux deux situations devrait, pour satisfaire l’auteur, amener lentement la formation de deux variétés. Nous avons été avertis qu’on nous introduisait dans le domaine de la fantaisie, toute réflexion sur l’exemple choisi est inutile; on a vu précédemment la remarque de Cuvier sur le loup.

Après le rêve, il est bon de revenir à la réalité. Voulant tout de

  1. « I must beg permission to give one or two imaginary illustrations. »