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regarde comme un devoir imprescriptible. On connaît l’histoire de ce malheureux qui, dans une rixe, frappé d’un coup de couteau, était sur le point de mourir à l’hôpital de Palerme; comme son confesseur insistait pour qu’il dénonçât le meurtrier, il se mit en colère, menaçant le prêtre de le dénoncer lui-même et de le faire arrêter, car, disait-il, on ajouterait foi aux paroles d’un mourant.

Voilà le pays pourtant où après l’annexion on a voulu comme dans le reste du royaume établir le jury. Il semble à première vue que cette institution n’ait pas donné de trop mauvais résultats, puisque dans les dix premières années la moyenne des acquittemens n’a pas dépassé le tiers du chiffre total des accusés; mais il faudrait connaître aussi le caractère et l’importance des affaires jugées, et là-dessus, si la statistique est muette, la conscience publique sait à quoi s’en tenir : les acquittemens les moins vraisemblables, les verdicts les plus doux et les plus indulgens ont été précisément prononcés dans les affaires de malandrinaggio. Sans parler des défauts qu’on pouvait relever en général dans le fonctionnement du jury, tel qu’il avait lieu dans tout le royaume, et auxquels une loi récente a pour mission de remédier, en Sicile la répugnance des citoyens est si forte, si profonde, pour accomplir leur devoir de jurés, que par ce seul fait, dans le district de Palerme, les cours d’assises ont perdu jusqu’à 103 séances en 1869, 65 l’année suivante. Quand il s’agit d’une affaire de malandrinaggio, cette résistance devient réellement insurmontable. Chacun alors essaie de se dérober; en outre, par l’abus que font les avocats, dans les causes de ce genre, du droit qu’ils ont de récuser certaines personnes, le jury n’est pas composé comme il devrait l’être, et ne contient rien moins que l’élite de la population. De toute façon, il faudrait que les jurés pussent résister aux tentatives de corruption qui les assaillent dans le cours des débats : lettres anonymes, menaces de mort, offres ou pressions de mille natures. On sait ce qui en résulte : aucun d’eux n’ose prononcer selon son devoir, la justice voit les coupables lui échapper des mains, et le magistrat sur son siège n’a plus qu’à trembler lui-même devant le criminel plus fort et mieux armé que la loi.


III.

L’extinction d’un mal aussi grave et aussi ancien que le malandrinaggio en Sicile restera chose à peu près impossible, tant que les mœurs et les idées du peuple n’auront pas été radicalement modifiées ; pour cela il faut plus que quelques jours, plus que des années, il faut la vie de générations entières. C’est là en effet une triste vérité, que les vices et la corruption morale engendrés au cœur d’une société par le mauvais gouvernement et par l’oppression