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sous sa forme officielle a disparu en Sicile, et il n’est plus resté que les coquins exerçant librement. Or leur nombre est considérable : beaucoup de ces hommes, par nature et par habitude, sont incapables de revenir au bien; ils ont perdu le goût du travail, ils aiment leur vie d’aventures; les grands travaux d’utilité publique qu’on a entrepris et qui exigent une foule de bras s’accompliront sans eux, malgré eux. Comment donc faire pour les contenir et leur ôter les moyens de nuire? La force seule ne suffit pas; on pourra bien pour l’instant, en faisant agir une armée, empêcher certains crimes et arrêter quelques malfaiteurs de plus; mais n’y eût-il que la raison d’économie, un tel déploiement de forces n’est pas longtemps possible, et d’ailleurs, tant que le coupable aura le droit de compter sur l’indulgence du jury, tant que la loi, privée de sanction, sera impuissante à punir, aucun résultat sérieux n’aura été atteint.

Toute la question est là en effet. De 1860 à 1868, on a essayé, mais en vain, de réprimer le malandrinaggio par des mesures de rigueur, telles que l’état de siège, les fortes concentrations de troupes, la formation de corps spéciaux de volontaires à cheval. A cette époque, le général Medici, un des héros de l’expédition des mille, commandait toutes les forces militaires de l’île et jouissait dans le pays d’une grande considération. On lui confia la province la plus éprouvée par les malandrins, celle de Palerme, dont il devint le préfet tout en restant à la tête des troupes : c’était fournir à la répression l’unité de vues et de direction qui lui avait trop souvent manqué. Medici déploya de grandes qualités de gouvernement, il donna une vigoureuse impulsion aux travaux publics, encouragea l’instruction, et ne négligea rien pour assurer la sécurité publique; des troupes régulières, soldats de ligne ou chasseurs, concouraient à la police en même temps que les miliciens à cheval. Ce régime a duré cinq ans, et non sans succès, du moins pendant les quatre premières années; mais les bons résultats étaient dus surtout au prestige personnel du général, que le moindre accident pouvait amoindrir : lui-même le savait bien et s’en plaignait hautement. Le prestige personnel est tout chez ce peuple, pour qui l’idée de justice est comme incarnée dans les chefs visibles du gouvernement[1].

  1. Cela est si vrai que lors de l’expédition de 1860, sans le prestige de Garibaldi, qui en imposa à la mafia, d’horribles désordres eussent été commis. Là encore était la grande force de l’ancien directeur de police dont nous avons parlé. Homme actif, intrigant, de belles manières, Maniscalco régna sans contrôle en Sicile pendant dix ans entiers. Vers la fin, lorsque la guerre de 1859 eut commencé à soulever les esprits, il fut pris d’un accès de frénésie despotique, au point d’employer la torture pour obtenir des aveux dans les conspirations qu’il traquait. Jusqu’alors, il avait usé d’une modération relative, et, grâce aux compagnies d’armes fortement organisées, avait su donner au pays une certaine sécurité. Un jour, en plein midi, un malandrin, surnommé Farinedda et soudoyé par des libéraux, lui asséna un coup de poignard entre les deux épaules au moment même où il entrait dans la cathédrale de Palerme, ayant sa femme au bras et suivi de deux sbires. La blessure était légère, mais elle tua son prestige, car Farinedda s’échappa et resta longtemps à Palerme sans même se cacher. Tout le système de répression du brigandage appliqué par Maniscalco croula du même coup.