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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/650

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après une heure de cette ascension, nous nous arrêtâmes sur les derniers plateaux de la montagne. Manuel écouta un moment et poussa à demi-voix l’irrincina. Aussitôt du milieu des fougères, à quelques pas de nous, se levèrent brusquement cinq ou six grands gaillards pareils à des fantômes qui seraient sortis de terre. Nous avions passé à côté d’eux sans même les entendre respirer. Ils s’approchèrent en silence de leur chef.

— Ce sont, me dit Édouard, les hacheros, c’est-à-dire les porteurs de la contrebande.

Manuel leur parla à voix basse. Sans répondre un mot, ils retournèrent à leur place ; chacun souleva un énorme ballot caché dans les fougères et le chargea sur ses épaules.

— Je vais, nous dit Manuel, conduire ces hommes à la frontière, mais peut-être les douaniers n’attendront pas que notre besogne soit terminée… Vous, messieurs, s’il y a des balles à recevoir, vous n’avez rien à faire ici. Suivez Domingo jusqu’à la cabane du berger et attendez-moi.

Le contrebandier s’éloigna aussitôt, se dirigeant vers la pointe de la Rhune, et les hacheros disparurent avec lui. Édouard et moi, nous suivîmes Domingo du côté opposé, marchant avec peine, dans l’obscurité profonde, sur le gazon semé de rochers. Je demandai à mon ami s’il craignait une rencontre de Manuel et des douaniers.

— C’est son affaire, me répondit Édouard, il a voulu conduire lui-même cette expédition, et il y a là plus de vingt ballots de fusils ou de cartouches ; mais ce sont les premiers hacheros de la contrée. Depuis le commencement de la nuit, ils ont gravi plusieurs fois la montagne pour porter cette charge.

J’avoue que l’audace et la vigueur de ces montagnards commençaient à m’inspirer un sérieux intérêt. Il m’eût été pénible de les voir compromis, et, sans y réfléchir, je me sentais porté à les favoriser. Dans tout ce qui ressemble à la guerre, il y a une sorte de contagion. Cependant le ciel se couvrait de plus en plus, et la pluie commençait à tomber, lorsque nous arrivâmes auprès d’un parc de moutons et d’une hutte en pierres sèches, couverte de paille tressée. Domingo nous fit entrer là, et un montagnard, vêtu d’un manteau à capuchon qui ressemblait à une dalmatique, nous reçut sans étonnement. Au milieu de la hutte brûlaient quelques tisons sous un trou pratiqué dans le toit, qui laissait plus ou moins bien échapper la fumée. À droite et à gauche de ce foyer, un amas de fougères sèches en guise de lit, et dans un coin les vases servant à garder le lait des brebis. Cela ressemblait assez aux cabanes de bergers qu’on rencontre dans l’Apennin ; mais pour le moment un palais ne nous eût pas offert un meilleur gîte, et nous nous assîmes avec bonheur sur la couchette du pâtre en écoutant tomber une pluie d’orage.