Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/654

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quelques instans après, je descendis, tout étonné du ton amical et familier que mon hôte venait de prendre avec moi, et je fis part de cette impression à Edouard.

— Tu ne connais pas encore les Basques, me dit-il. Manuel, depuis l’aventure de cette nuit, s’est pris pour toi de la plus vive amitié. Il est persuadé que tu as fait réussir sa contrebande en retenant les douaniers dans la cabane, et ce succès lui importait pour gagner encore plus la faveur des chefs carlistes, car il n’a d’autre rêve que d’obtenir un commandement dans l’insurrection. Tu es maintenant son meilleur ami.

Après le déjeuner, Edouard reçut des lettres que son domestique lui apporta de Saint-Jean-de-Luz. Il les montra à Sorrondo, qui en parut très joyeux. Edouard était mandé à Bayonne par le comité carliste. Sa voiture l’attendait à Ascain, et il partit aussitôt. Manuel me pria de rester à Aguerria jusqu’au retour d’Edouard.

Je passai de la sorte deux jours chez le contrebandier, et ce fut assez pour cimenter notre amitié. Pendant la journée, Sorrondo vaquait aux soins de son domaine, le soir nous causions de la littérature euskarienne ou de ses campagnes; mais je ne fis pas la moindre allusion au petit portrait.

Il m’arriva le lendemain, en me promenant près du village, de rencontrer dans un chemin le cortège d’une noce. On conduisait la mariée au logis de l’époux; un char attelé de bœufs portait ses meubles, et des jeunes gens dansaient autour le saut basque avec un tambourin et cette grosse flûte qu’ils nomment chiroula. J’en parlai à Manuel.

— Puisque vous aimez nos chants nationaux, me dit-il, je vous ferai entendre ce soir le chœur nuptial. Il y en a de très beaux. J’évite. ordinairement cette cérémonie; mais il n’est rien que je ne fasse pour vous.

A dix heures, nous descendîmes au village, et dans la grande rue, proche de l’église, je vis deux troupes de chanteurs, l’une de jeunes gens, l’autre de jeunes filles, rassemblées à la clarté de la lune devant une maison. Les filles se tenaient d’un côté, les garçons de l’autre : au milieu de ces derniers, un chanteur entonnait un couplet que ses compagnons achevaient et dont les jeunes filles reprenaient ensuite le refrain. C’était le double chœur de l’épithalame antique, et ces choristes célébraient apparemment le bonheur des époux. La beauté des voix, la précision du chant et la douceur un peu monotone de la mélodie, tout contribuait au charme de cette scène nocturne. J’écoutai un moment en silence et j’allais exprimer mon admiration à Manuel quand je le vis à quelques pas de là appuyé contre une muraille et la tête dans ses mains. A mon approche, il se détourna, et je crus voir qu’il essuyait une larme.