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comme je l’étais et bruni par trois années de campagne. J’entrai dans un cabaret de la place du Château et m’attablai auprès de quelques soldats pour les faire causer; ils n’y mirent pas de façons, et j’appris d’eux ce que je désirais savoir. Par malheur, il se trouvait dans ce cabaret quelqu’un qui me reconnut. Je n’ai jamais su précisément qui c’était; j’ai toujours soupçonné un certain negro[1] de Béhobie réfugié à Saint-Jean-de-Luz. Quoi qu’il en soit, lorsque je sortis, je fus arrêté au milieu de la place par deux gendarmes, qui me placèrent entre eux, et malgré mes protestations me prièrent de les suivre. L’endroit n’était pas propice à une évasion; je compris aussi que le meilleur parti à prendre était de montrer une grande indifférence. On me conduisit tout droit chez le commissaire de police du canton.

Je restai là deux heures dans une sorte de bureau gardé par un gendarme jusqu’à l’arrivée du commissaire. Quand il rentra, il me fit passer dans son cabinet pour m’interroger, et le gendarme resta à la porte. J’avais eu le temps de méditer mes réponses et pensais me bien tirer de mon interrogatoire; mais le commissaire, après quelques questions, me dit : — Vous êtes Français et officier carliste; M. Joly décidera de votre sort tout à l’heure. — M. Joly était le chef de la police politique des Pyrénées, emploi spécial créé dans ce temps-là; il parcourait incessamment la frontière basque. Dieu sait s’il y était maudit.

Les paroles du commissaire ne me présageaient rien de bon ; mais j’avais observé que la fenêtre de son cabinet était ouverte, qu’elle n’était pas fort élevée et qu’elle donnait du côté de la campagne sur un petit jardin enclos de haies. Je méditais déjà de m’élancer par cette fenêtre lorsqu’une voiture roulant dans la rue voisine avec un bruit de grelots s’arrêta devant la maison. Presque au même instant, une servante ouvrit la porte du cabinet et annonça M. Joly.

Je vis entrer un petit homme à lunettes, décoré, une manière de vieux renard. Le commissaire se précipita au-devant de lui avec force salutations et sourires obséquieux. Je pris le temps, et d’un bond je fus dans le jardin. Sauter d’un premier étage et franchir une haie de quatre ou cinq pieds n’était qu’un jeu pour un montagnard comme moi. Avant que les deux alguazils se fussent aperçus de ma fuite, je courais dans les champs de toute la vitesse de mes jambes. Je vis la Rhune devant moi et me dirigeai de ce côté, mais je me trouvai au bord d’un lac, c’est-à-dire de la Nivelle remplie par la marée. M’y jeter à la nage, c’était peut-être le moyen de me

  1. Les Basques appelaient negros les constitutionnels en 1822, et ce nom s’est perpétué dans le pays.