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montre de sa force contre les lutteurs du prince; mais il sait les tenir à distance respectueuse, les empoignant par le milieu du corps et les enlevant au-dessus de sa tête. On offre alors un festin à Vassilissa : elle demande pourquoi on ne lui fait pas entendre le fameux musicien Stavre. Vladimir craint d’exciter par un refus la colère du messager terrible. Stavre, sorti de son cachot, enchante les convives en jouant de la gouzzla, puis Vassilissa obtient de l’emmener dans la campagne. Là elle se fait reconnaître à lui, l’embrasse tendrement, l’invite à ne plus se vanter de sa femme, et l’enlève sur son coursier bien loin de la cour de Vladimir.

La Pénélope russe, c’est Nastasia, la femme de Dobryna; toutefois elle ne pousse pas jusqu’au bout la fidélité. Dobryna, avant de partir pour la Horde, recommande à sa femme d’attendre son retour trois ans, puis trois années encore; alors seulement elle aura le droit de se choisir un époux, à la condition que ce ne soit point Alécha Popovitch. Épouser Alécha, ce serait presque un inceste, puisqu’il est le frère d’armes de son mari. Trois années se passent, puis trois autres. Pas de nouvelles de Dobryna! Vladimir presse alors Nastasia d’épouser Alécha, et celui-ci annonce qu’on a trouvé dans la steppe le cadavre du héros. Elle verse des larmes abondantes, mais refuse d’entendre parler de mariage avant que six autres années ne se soient écoulées. Vladimir, après ce nouveau délai, interpose son autorité, et déjà tout se prépare pour l’union de Nastasia et d’Alécha. Cependant Dobryna n’est pas mort, pas plus qu’Ulysse dans Homère, pas plus que Charlemagne dans les curieuses légendes analysées par M. Gaston Paris[1]. Le coursier de Dobryna se met à lui parler d’une voix humaine et lui révèle ce qui se passe. En quelques bonds de son cheval, Dobryna revient à Kief et entre comme un ouragan dans le palais de sa mère. Là il se fait reconnaître à elle par un signe à la jambe. Comme Ulysse se travestit en mendiant et Charlemagne en pèlerin, Dobryna se déguise en joueur de rebec pour entrer dans la salle où l’on célèbre le festin de noces. La compagnie joyeuse fait bon accueil au musicien. On lui présente le vin vermeil; il demande la permission d’offrir à son tour la coupe pleine à la nouvelle mariée : « Bois jusqu’au fond, lui dit-il, tu verras quelque chose de bon. » Or au fond de la coupe il a jeté son anneau d’or, que reconnaît aussitôt Nastasia. Elle pousse un cri, et par-dessus la table s’élance auprès de Dobryna, dont elle implore humblement le pardon. « Je ne m’étonne pas, s’écrie le héros d’une voix terrible, qu’une femme ait failli. Les femmes ont les cheveux longs et l’esprit court; elles vont où on les mène. Ce qui m’étonne, c’est que le beau-soleil Vladimir

  1. Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 396.