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comparaison des indices les plus fugitifs et par une divination puissante, quelques-unes de ces vastes parties du champ de l’histoire qui paraissent n’offrir au premier regard que landes et bruyères. Il a été récompensé moins encore par les honneurs et l’heureuse fortune que par le privilège rare d’avoir pu consacrer à l’achèvement de sa noble tâche jusqu’aux dernières années, jusqu’aux derniers mois d’une longue vie.

Nous avons dit que sa biographie était tout entière dans son œuvre historique. Comment taire cependant le bonheur que lui a procuré l’affection de ses fils ? L’un d’eux, en faisant bien son devoir comme officier pendant la dernière guerre, lui a causé, après quelques vives craintes, une grande joie et un légitime orgueil. L’autre, M. Gilbert Thierry, a été son plus intime confident, son collaborateur, son conseiller même. C’est de lui que nous attendons la publication de plusieurs volumes encore, auxquels il ne manquait plus que d’être révisés. Quoi qu’il ajoute cependant, l’unité de l’œuvre est depuis longtemps acquise. Parti de l’histoire de la Gaule, c’est-à-dire de l’une des provinces les plus influentes et les plus actives parmi celles qui devaient composer l’empire romain, Amédée Thierry s’est vu conduit à étudier ce grand corps politique dont la Gaule faisait partie. Il a suivi le génie particulier de nos ancêtres dans son accord plutôt que dans son entier mélange avec le génie de Rome, comme on suit les eaux d’un fleuve traversant un lac sans tout à fait s’y confondre. Il a vu ensuite tout le vaste bassin se diviser en deux branches, celles-ci s’embarrasser au milieu de marécages et d’alluvions étrangères, et puis se perdre et disparaître dans un océan ; c’est-à-dire, il a raconté le partage du monde romain en deux empires, il a observé les curieuses vicissitudes de l’Orient et de l’Occident, ici les progrès singuliers de l’invasion, là d’incontestables signes de décadence, la corruption et l’inertie, jusqu’à ce que le mélange des anciens et des nouveaux élémens eût donné naissance à un monde nouveau. Amédée Thierry a pris de la sorte un rang élevé parmi les hommes éminens qui se sont faits chez nous les historiens des origines de la société moderne, à côté de M. Guizot, à côté de ce frère qu’il appelait lui-même son illustre maître. À l’œuvre de ces grands esprits, il a su ajouter une œuvre originale qui intéresse l’histoire de notre patrie, celle de la civilisation à laquelle nos sociétés modernes ont fait le plus d’emprunts, et qui rend à la connaissance familière des hommes toute une grande époque de transition où naissent quelques-uns des problèmes politiques, religieux et moraux qui ont le plus agité les siècles ultérieurs.


A. GEFFROY.