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s’accumulent tous les plaisirs et toutes les tentations, que se font aujourd’hui les parties fines et les vulgaires orgies; c’est là qu’autrefois se réfugiaient les malfaiteurs traqués par la police, les ronines[1] à la poursuite d’une vengeance particulière, les amans malheureux que les romans nous peignent oubliant leurs chagrins dans la débauche. C’est là que se nouaient les intrigues amoureuses et les conspirations politiques, et que s’échangeaient les coups de sabre entre deux coupes de sakki. Aujourd’hui tout ce moyen âge s’efface; mais nous allons le retrouver en franchissant le seuil de la shibai-ya.

Ce n’est pas, comme à Paris, l’heure du dîner, c’est celle du réveil qu’il faut avancer pour se rendre au spectacle. Les représentations commencent à six heures du matin pour se terminer à huit ou neuf heures du soir, et l’on aura une idée du souffle des dramaturges et des spectateurs, si l’on songe que trois journées ne suffisent pas toujours pour l’exécution de certaines pièces. A peine le soleil est-il levé, qu’à l’appel du tambour une foule nombreuse et bigarrée se presse aux guichets. Ce sont des marchands qui ont pour ce jour-là fermé boutique, — des paysans basanés qui viennent alléger leur escarcelle avant de rapporter au logis le prix de quelque bon marché conclu la veille, — de petits fonctionnaires qui, sous le prétexte banal de maladie, se débarrassent pour un jour de leur service, — des artisans qui se donnent à eux-mêmes une journée de congé,— des gens du peuple, portefaix, bateliers et autres, qui viennent dépenser le gain de la veille sans avoir assuré celui du lendemain. L’étiquette défend encore aux grands dignitaires, aux lettrés, aux fonctionnaires de haut grade, de se montrer au théâtre : leurs femmes seules s’y aventurent incognito; mais la grande majorité du public est composée de familles endimanchées qu’escortent les enfans et les domestiques. Si pour les hommes il a suffi d’endosser un costume plus propre que leur vêtement de travail, quoique toujours très sombre, il n’en va pas de même pour leurs compagnes. C’est une grande affaire que la toilette d’une jeune fille (celle des femmes mariées est quelquefois plus négligée). Il a fallu la veille convoquer la coiffeuse et dormir le cou posé sur un billot de bois qu’on appelle makura, pour ne pas détruire ce savant échafaudage; puis il a fallu se lever bien avant la pointe du jour, et, après les soins de propreté ordinaires, se badigeonner le cou, les épaules, la poitrine et les bras d’un lait d’amidon qui produit de loin, — mais de très loin seulement, — l’illusion de la peau blanche, si enviée des Japonaises, puis foncer les sourcils au moyen d’un crayon noir, passer sur les lèvres une mince couche d’or qui

  1. Ronine ou lonine, officier licencié, sans maître.