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tragédie non moins goûtée du public, la Vengeance de Sôga, va nous offrir un intéressant mélange de tableaux héroïques et de scènes intimes.

Nous sommes transportés en plein moyen âge japonais, sous le règne de Yoritomo, au XIIe siècle après Jésus-Christ. Sorti d’une série de guerres civiles qui l’ont ensanglanté, le pays se repose enfin dans une prospérité générale. Le premier des shiogouns vient d’installer sa cour à Kamakura, au bord de la mer, à quelques lieues du Fusiyama, tandis que le mikado, délaissé à Kioto, tombe dans l’oubli et l’impuissance. Il survit bien dans les cœurs quelques ressentimens des anciennes discordes, car, on va le voir, les rancunes ne pardonnent point et ne s’éteignent guère que dans le sang; mais ce ne sont plus que des haines particulières et des vengeances privées qui s’exercent. On sait ce qu’est la vengeance dans toutes les sociétés où le désordre et l’anarchie énervent la répression des crimes, et toutes les fois que la puissance des grands leur assure l’impunité. Nulle part elle n’a pris dans les mœurs une place plus considérable qu’au Japon. On peut dire que cette passion unique remplit les annales du pays; elle est d’ailleurs plus qu’un désir, plus qu’un droit reconnu ; elle est un devoir proclamé par la loi naturelle, accepté par la loi positive. « Vous ne pouvez, dit Confucius, vivre sous la même voûte des cieux avec le meurtrier de votre père. » Les Cent-lois de Gongensama (article 52) distinguent entre la vengeance poursuivie publiquement ou secrètement.


« Quiconque a une vengeance à exercer doit le notifier à la cour criminelle, qui ne peut mettre ni empêchement, ni obstacle à l’accomplissement de son dessein pendant le temps départi à cet effet. Il est défendu néanmoins de tirer une grande vengeance, c’est-à-dire d’exterminer en même temps que son ennemi toute sa famille.

« Quiconque négligera de donner avis sera considéré comme ayant agi sans motif, et sa punition ou son pardon dépendra des circonstances. »


Voilà donc dans ce monde oriental, où l’amour n’a jamais, ni dans la réalité, ni dans l’art, pris la forme spiritualiste qu’il doit au génie chrétien, voilà la passion tragique par excellence, le thème sur lequel roulent sans exception les chefs-d’œuvre du grand répertoire. Si les autres sentimens interviennent, ce n’est que pour entrer en lutte avec celui-là, comme les élémens d’un contraste indispensable.

Quand on quitte l’ancienne résidence shiogounale de Kamakura pour se rendre dans le sud, on trouve au bout de quelques lieues la route barrée par ce puissant massif d’où se détache le Fusiyama, Ce n’est pas sans peine qu’on réussit à monter par une chaussée