Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/737

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

développe dans des situations diverses : des héros quelquefois multiples et des incidens sans relief dramatique. Tout dans Hamlet concourt à un but unique : une scène retranchée laisserait une lacune dans la peinture de cette âme tourmentée par le doute; rien n’est nécessaire dans une tragédie japonaise, il n’est guère de scène que l’on ne puisse supprimer sans nuire à la marche du drame. En un mot, des trois unités, de temps, de lieu et d’action, les deux premières sont aussi négligées qu’inutiles au fond, et quant à la dernière, qui nous semble si nécessaire, elle est complètement méconnue ou perpétuellement violée. La lutte du héros contre la destinée, où réside tout l’intérêt d’un vrai drame, s’interrompt tant de fois et traîne si lentement, elle s’émiette et se divise de telle façon que l’auditeur dérouté ne se soucie plus de personne. Un exemple rendra ceci plus frappant. Dans le drame de Tsiushin-guraï, le premier héros meurt; il est oublié au profit d’un second héros qui poursuit le même dessein, mais s’ouvre le ventre de désespoir et cède la place à un troisième.

Où donc est le mérite de ces compositions? Précisément dans la vérité des sentimens et la sincérité des détails et des mœurs. Tout se passe comme dans la vie. Le public n’a pas besoin d’être préparé aux surprises, parce qu’il n’y en a pas. Les passions suivent leur cours naturel selon les lois de la morale nationale officielle. On sacrifie sa vie et ses affections à sa vengeance; on poursuit son ennemi sans pitié ni trêve, on est magnanime dans la victoire, inébranlable dans la défaite, intrépide en toute occasion. Loin de s’appliquer à étudier curieusement le cœur humain pour en découvrir et en analyser les mouvemens secrets, l’écrivain se contente d’exposer dans leur nudité les mouvemens communs de la vie quotidienne, en s’astreignant à une certaine morale chevaleresque de convention. Les gens du peuple, les serviteurs parlent comme il sied à leur condition : la maîtresse d’auberge, du temps de Yoritomo, est bien la même qui vous a reçu hier et que vous reverrez demain. Cette justesse de ton et de mesure, si elle rabaisse l’art au niveau de l’imitation, le protège contre les écarts et le dispense des préparations nécessaires aux coups de théâtre. Si jamais une femme coupable paraissait sur la scène d’Yeddo, point ne serait besoin de nous indiquer à l’avance pourquoi le mari va lui pardonner : le mari la tuerait. On comprend dès lors de quel secours des peintures aussi fidèles sont pour l’histoire particulière des mœurs et quel intérêt peut y trouver l’étranger. On a déjà pu s’en rendre compte par l’étude publiée ici même qui reproduisait l’un des chefs-d’œuvre les plus populaires de la littérature nationale[1]. Une autre

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1873, l’histoire des Quarante-sept lonines, par M. Alfred Roussin.