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part du puissant Hodjo, l’un des ennemis de Kudo, et lui offrir comme présent un costume de chasse pour son fils Goro, ajoutant que le daïmio qui l’envoie espère bien admirer le lendemain l’adresse de son jeune protégé, et joint à son cadeau un billet d’entrée pour le camp de chasse. Cette étrange messagère est reçue par les domestiques, elle va se retirer quand Manko, qui a deviné la ruse, paraît, la retient, lui inflige un long interrogatoire ironique et la force à confesser son nom et le subterfuge qu’elle a essayé. Elle la charge d’injures. Vainement les enfans l’entourent de supplications en faveur du fils égaré, a Que me parlez-vous de Goro? Je n’ai que trois enfans, Juro, Zenzibos et Katakaë. J’avais un enfant nommé Hakowo (nom familier de Goro); je l’avais mis dans l’église, il en est sorti sans ma volonté, il a pris une maîtresse que voilà... Je ne le connais plus. »

Goro en entrant a entendu ces dernières paroles. « Ma mère ne m’aime plus ! » s’écrie-t-il. On a peine à contenir sa fureur. « J’étais trop enfant lorsque mourut mon père pour comprendre les devoirs que sa mort m’imposait. On me fit entrer dans les ordres sans me consulter. En grandissant, j’ai compris que j’avais une autre mission à remplir; j’ai jeté la robe de prêtre et repris le sabre, ainsi qu’il convient à un prince, à un fils de Sôga. Maintenant, puisqu’on me rejette de la famille, puisque ma mère me défend de paraître à ses yeux et de suivre mon frère Juro à la chasse où il doit tuer Kudo, j’irai seul, j’immolerai mon ennemi moi-même, et, si je meurs, je mourrai vengé. — Enfant, dit la vieille mère en larmes, quand tu seras mort, quand tes frères auront péri, qui donc restera pour continuer le nom illustre de ton père et pour accomplir sur l’autel des morts les rites sacrés que nous accomplissons aujourd’hui? Respecte la volonté de ta mère et reçois ton châtiment. » Elle lève sur lui son bâton de vieillesse et s’avance en chancelant pour le frapper. La scène est solennelle. Nul n’ose arrêter le vénérable courroux de l’aïeule, et le guerrier agenouillé attend sans résistance que cette main débile s’appesantisse sur sa tête. Elle frappe. L’heure sonne, le jour baisse, et la pauvre femme, redevenue aveugle, est obligée d’emprunter le bras de sa fille pour regagner la petite chapelle domestique, où elle va prier.

Revenu de sa stupeur, Goro déclare qu’abandonné par sa mère, hors d’état de se venger, il n’a plus qu’à mourir. Il tire son sabre et va s’ouvrir le ventre, quand son frère Juro l’arrête et lui fait entendre à demi-mot que sa mère aveugle ne peut plus le distinguer d’un autre, qu’il n’a qu’à feindre d’obéir et à faire raser à sa place Zenzibos pour apaiser la colère de Manko et recevoir son pardon. On sait que les Japonais portent les cheveux très longs; raser ses cheveux pour se faire prêtre est donc un acte aussi irréparable qu’il