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sont là pour la soigner; mais qui nous remplacera pour vous aider à tuer le meurtrier de Sôga, Sôga qui jadis nous a comblés de bienfaits? » Restés seuls sous le coup d’un refus, les deux braves compagnons pleurent amèrement. Enfin Oniwo prenant la parole: « Puisque nous avons, dit-il, deux devoirs opposés, que l’un retourne auprès de notre maîtresse et que l’autre accompagne les maîtres. Moi, je reste avec eux, allez à Sôga. — J’allais vous proposer l’inverse, dit Dosa; partez, je reste. » En voyant qu’ils ne peuvent s’entendre, leur accablement redouble. Après avoir tant attendu, tenir l’occasion et la laisser échapper! Placés entre l’infidélité à leur maître mort ou la désobéissance à ceux qui vont mourir, ils n’ont plus qu’à sauver leur honneur par un suicide et se préparent à s’ouvrir le ventre quand leurs princes rentrent et les arrêtent. « La fidélité consiste non pas seulement à mourir, mais à savoir accomplir tous les genres de sacrifices. Vivez pour consoler notre mère. » Les deux kéraïs se laissent enfin persuader. Le moment des adieux est venu : on devine ce qu’ils sont. Oniwo et Dosa se chargent de porter à Manko les dernières paroles et les dernières reliques de ses deux fils, leurs arcs, leurs flèches, souvenir de leur enfance, dont ils n’ont plus besoin pour l’œuvre ténébreuse vers laquelle ils marchent. L’heure sonne. Le temps est venu. « Allons, c’est trop tarder ! nous ne pouvons pas vivre sous le même ciel que l’ennemi un jour de plus. » Et c’est sous l’invocation du précepte sacré que les fils de Sôga s’élancent vers le camp de Kudo.

Nuit sombre; près du camp de Kudo trois femmes. Confidentes de la vengeance, elles ont enivré la garde, ouvert les portes. Les deux héros arrivent; ils ont déjà pénétré dans le camp; le carnage va commencer. — Jadis on assistait dans la représentation de ce drame aux scènes de meurtres qui se passent dans le camp. On voyait les deux frères poursuivre, la torche à la main, leur ennemi hors d’haleine et l’immoler. Depuis quelque temps, la censure, — si le mot peut s’appliquer ici, — a défendu ces exhibitions sanglantes comme propres à entretenir de mauvaises passions dans les cœurs. Ce n’est pas le lieu de rechercher ce que peuvent y gagner les mœurs; mais ce qu’y perd l’art dramatique, c’est son caractère original empreint de la brutalité de l’époque qui l’a vu naître. Entre ces tableaux de meurtre et celui qui va suivre, il eût été curieux de saisir au théâtre un contraste qui frappe dans la réalité. Par tempérament aussi bien que par suite d’une longue éducation, les Japonais sont doux et polis; mais, que les passions guerrières ou les nécessités politiques réveillent en eux ce qu’il y a du tigre au fond de tous les hommes, on verra leur fureur devenir aussi sanguinaire que leur flegme était pacifique, leur loi criminelle aussi barbare que leur administration en général est paternelle.