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femme, au théâtre comme dans la vie réelle, n’est qu’un instrument utile rejeté au deuxième plan. On lui fait payer par le mépris le dépit qu’on a de ne pouvoir se passer d’elle. Nous allons voir cependant qu’on sait lui prêter à l’occasion les grands sentimens de son sexe.

L’héroïne de notre comédie est une guécha nommé O’Haré. Elle est aimée avec passion par un pauvre marchand de papier, Djiyé, qu’elle aime de son côté; mais l’argent manque à Djiyé pour la racheter de la servitude qu’elle endure et la conduire chez lui en qualité de mekaké[1]. Il a déjà contracté des dettes à cause d’elle, penche vers sa ruine et fait le désespoir de sa femme légitime et de toute sa famille. Un autre soupirant, Kahé, a été éconduit par la guécha. Celui-là est riche, mais on le traite comme un importun.

Le décor représente l’intérieur d’une maison de thé le soir. D’abord une de ces scènes sans but qui n’ont d’autre utilité que de faire comprendre au spectateur le lieu de la scène. Entrée d’O’Haré, escortée d’un koskaï ; elle s’installe avec la maîtresse de la maison auprès d’un brasero, et elles entament une exposition assez rapide de la situation. Le dialogue touche à sa fin lorsqu’arrive un koskaï porteur d’une lettre que sa maîtresse lui a recommandé de ne remettre à O’Haré que s’il la trouvait seule. Cette lettre est de la femme de Djiyé, l’épouse délaissée. Que dit-elle? Nous n’en savons rien : la chanteuse réfléchit un instant avant d’écrire, puis, comme si elle accomplissait un sacrifice, elle trace les caractères d’une main tremblante d’émotion. Pendant ce temps, le koskaï, une sorte de jocrisse, sous prétexte de faire le guet à la porte, fait dans la rue un sabbat à réveiller la police endormie. Voici la réponse prête; elle la remet au porteur et le renvoie, après avoir caché avec soin dans sa ceinture la lettre qu’elle a reçue. « N’avez-vous rien oublié? dit le koskaï. — Non, » répond la jeune femme distraite. Alors le jocrisse de s’arrêter avant de franchir la porte en examinant la fermeture, la lanterne; il sort enfin, mais feint d’être assailli par un chien menaçant, et rentre en répétant : « N’avez-vous rien oublié? » Elle comprend enfin et lui remet, pliée dans du papier, suivant l’usage, la petite gratification réglementaire. Le voilà rassuré dès lors contre les aboiemens du chien.

A peine Genroku a-t-il accompli sa sortie grotesque que nous voyons paraître Kahé, l’amant repoussé, escorté de son koskaï. La scène qui suit est d’un comique irrésistible. Kahé poursuit de ses déclarations l’intraitable guécha; mais ce n’est point un amoureux transi que ce riche marchand; il le prend de haut avec la malheureuse fille, raille amèrement le pauvre hère qu’elle aime, lui fait

  1. C’est le mot qui sert à désigner les concubines que le mari entretient dans sa maison.