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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/808

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sa main ; je vis son regard implacable fixé sur ce même Pierre le Grand lorsqu’il mourut peu après dans d’affreuses tortures pour avoir pris, assure-t-on, un breuvage préparé par cette petite main...

Mais Théodosie m’arracha gracieusement à ce rêve en plaçant devant moi des viandes froides, du fromage et une bouteille de vin. Assise sur le banc, à mes côtés, elle m’adressa des questions qui révélaient une femme sage et circonspecte. Elle me demanda par exemple si elle ferait bien de vendre sa farine et son blé aux marchands de Prusse et ajouta en souriant, après que je lui eus expliqué les avantages de ce marché : — J’ai aussi trouvé le prix bon et j’ai déjà conclu la vente; je voulais voir seulement si vous approuviez. Je suis aise qu’il en soit ainsi.

Quelle calme indépendance dans ces mots ! Puis elle parla politique, de la dernière guerre, de la diète, des nouvelles lois libérales. — A présent, dit-elle, ses yeux pénétrans fixés sur moi, à présent nous avons à choisir un député. J’ai, moi aussi, une voix, c’est-à-dire par procuration; la voulez-vous prendre?

— De grand cœur; mais pourquoi cette idée vous vient-elle maintenant?

— Je sais que vous ne soutenez pas le Polonais, et je profite de l’occasion, répondit Théodosie. Dites-moi votre avis; croyez-vous qu’il soit bon que nos arrondissemens russes nomment de préférence des paysans ou des prêtres?

— Mon avis? Je serais bien aise de connaître d’abord le vôtre, Théodosie.

Elle croisa les bras sur la table et me regarda de côté : — Je pense qu’il est bon d’élire quelques paysans, afin qu’il y ait aussi dans l’assemblée des gens qui sachent ce qu’il faut aux campagnes; en général pourtant je préfère les prêtres, ils en savent toujours un peu plus long que les paysans; mais je choisirais de préférence ceux qui ont étudié, ceux qui ont devant les yeux ce qu’il nous faut à tous, ce qui peut être utile à la fois au noble, au paysan, au bourgeois, ceux qui avancent toujours, en traînant de force, s’il le faut, à leur suite, comme un veau après la corde, quiconque ne voudrait pas suivre.

— Ceci me plaît de votre part, Théodosie, je vois que vous êtes aussi sage que charmante.

— Bien obligée, répondit-elle en jouant avec la manche de sa chemise brodée, et en riant de façon à me faire admirer ses dents; mais pourquoi me dites-vous cela, vous un seigneur, et moi... — Elle riait de plus belle, la coquette, puis se levant : — Il faut vous reposer. Pardonnez-moi mon importunité. N’est-il pas près de minuit?

— A peine dix heures, répondis-je.