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je devais y découvrir quelque chose. La nuit était tiède, paisible et sans clarté; on ne pouvait dire que l’obscurité fût complète, mais le paysage ne formait qu’une masse confuse : point de lune, point d’étoiles, aucune lumière. Tout à coup une flamme se dressa, elle monta vers le ciel noir, grandissant de minute en minute, et bientôt couvrit l’horizon tout entier d’une rougeur effroyable. Mon pressentiment ne m’avait pas trompé.

J’éveillai le palefrenier, je fis seller mon cheval. Au moment même, le tocsin de notre église retentit. — Le feu ! où peut-il être? dis-je au cocher, qui accourait tout effaré.

Il regarda et répondit : — C’est le moulin de Théodosie qui brûle.

M’élançant à cheval, je partis au galop, suivi de nos gens, qui transportaient les pompes, les crocs, les seaux, les échelles. En route, je rencontrai les paysans du village qui se hâtaient, isolés ou par groupes, de gagner le lieu du sinistre. La plupart n’avaient pas même pris le temps de s’habiller. Déjà trois grandes colonnes de feu montaient vers le ciel, comme pour soutenir un dais de noire et épaisse fumée. Le tocsin sonnait, les chiens du voisinage aboyaient. On entendait dans le lointain des voix humaines et le pas des chevaux.

J’arrivai l’un des premiers au moulin. L’incendie avait éclaté en même temps dans la maison, la grange et l’étable; des tourbillons de fumée enveloppaient tout, les flammes couraient çà et là le long des murs, léchant les poutres, sortant par les fenêtres, les portes et le toit. De la paille enflammée s’envolaient de toutes parts des étincelles qui allaient parsemer les prairies comme de gros vers luisans ou tomber dans le ruisseau, qui les avalait vite; la roue du moulin travaillait encore sur un rhythme monotone, bien que le feu fût à peine tenu en respect autour d’elle par l’eau frémissante. — En vain luttait-on énergiquement ; en vain des secours arrivaient- ils. Le long du ruisseau s’était formée une chaîne humaine; les seaux passaient de main en main pour arriver à ceux qui, debout sur les échelles ou sur le toit, en versaient le contenu au milieu de l’incendie. D’autres faisaient manœuvrer les pompes; quelques jeunes gens hardis plongeaient dans l’eau pour s’avancer ensuite en pleine fournaise et tenter d’abattre, au moyen de leurs crocs, les poutres embrasées. Les bestiaux mugissaient, les chevaux tiraient furieusement leurs chaînes, les poules s’enfuyaient vers la forêt aussi vite que pouvaient les porter leurs ailes roussies. A une grande distance, tout était illuminé; les buissons, les vergers, apparaissaient à travers une vapeur rougeâtre, le ruisseau roulait comme de l’or fondu.

En ce moment sortit de la fumée grise qui emplissait la cour Théodosie, demi-nue, échevelée, pareille à une divinité de l’olympe