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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/901

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de la chimie, la préférence pour les couleurs artificielles composées directement à l’aide d’élémens simples d’un bas prix. C’est ainsi que le lapis-lazuli, que le commerce avait longtemps tiré de la Bukharie et du Thibet, a été remplacé par l’outremer artificiel, que l’on prépare avec du kaolin, du soufre et du carbonate de soude. Aujourd’hui le passage des couleurs naturelles aux couleurs artificielles est tout près d’être un fait accompli, depuis qu’il a été établi que le chimiste peut tirer d’un même baril de goudron toutes les nuances de la plus riche palette, comme un prestidigitateur vous verse à votre choix d’une même bouteille toutes les liqueurs qu’il vous plaît de demander. La cochenille est presque chassée du marché industriel par les couleurs mauve et magenta, les premières qui aient été dérivées du goudron de houille ; l’indigo lui-même, cette belle couleur bleue que l’on prépare dans l’Inde et la Chine par la fermentation de certaines plantes herbacées, se trouve atteint par la concurrence des couleurs oniriques. L’acide picrique, autre dérivé du goudron de houille, a notablement réduit l’importation des bois jaunes du Brésil. Il y a quinze ou vingt ans, une matière colorante d’un beau rouge cramoisi, la murexide (purpurate d’ammoniaque), que l’on peut extraire en grand du guano, eut une vogue éphémère par l’éclat des teintes qu’elle permettait d’obtenir : c’était la pourpre de Tyr retrouvée. La murexide a également été éclipsée par le rouge d’aniline. Enfin à l’exposition universelle de Vienne on a vu figurer l’année dernière un nouveau produit enfanté par le goudron, l’alizarine artificielle, dont la découverte porte un coup funeste à la culture de la garance, qui était une source de prospérité pour nos campagnes du midi.

Quelque nombreuses que soient dès à présent les matières colorantes dérivées du goudron de houille, les rapides progrès réalisés sous ce rapport depuis moins de vingt ans donnent lieu de penser que nous ne sommes encore qu’au début de l’exploitation de cette mine intarissable. Le développement de cette industrie naissante et déjà si vigoureusement constituée ne s’arrêtera point, car les conquêtes de la synthèse chimique lui ouvrent chaque jour de nouveaux horizons ; le temps n’est peut-être pas éloigné où le chimiste industriel pourra composer à volonté et à peu de frais, avec les élémens fournis par la distillation de la houille, toutes les nuances employées jusqu’à présent pour la teinture des fils ou des tissus. Cette substitution du charbon minéral aux anciennes sources de principes colorans entraînera un véritable renversement des relations commerciales de l’Europe avec les pays producteurs des matières tinctoriales usitées depuis des siècles. Chose étonnante, c’est l’Occident qui désormais approvisionnera de couleurs l’Orient et tous