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public possédait à cet égard des finesses de perception que nous n’avons plus. La moindre altération du langage le mettait hors de lui, il éprouvait pour une intonation douteuse, pour un hémistiche débité d’une façon contraire à l’orthodoxie, le même désagrément que nous cause aujourd’hui une fausse note. C’est qu’à cette époque on montait, on étudiait une tragédie comme nous étudions à présent un opéra. Chaque passage, chaque mot devenait l’objet d’un travail particulier, on nuançait l’expression selon les règles d’un art plus musical peut-être encore que dramatique. Je trouve dans les mémoires de Lekain un trait qui démontre à quel point ce monde-là prenait au sérieux ses rôles. Voltaire ayant écrit pour lui l’Orphelin de la Chine, Lekain cherche à se pénétrer du caractère de Gengis-Khan, puis, après avoir quelque temps vécu en tête-à-tête avec son personnage, court s’enquérir à Ferney de l’impression du maître. Voltaire l’écoute impassible d’abord à l’égal d’un comité de lecture ordinaire, mais bientôt, à mesure que le tragédien affirme davantage sa manière de sentir le rôle, voilà notre poète qui rechigne, se fâche, interrompt, et mécontent, furieux, lève la séance et quitte la salle. Ainsi éconduit, l’infortuné tragédien ne sait que devenir; au bout de plusieurs jours pendant lesquels Voltaire ne s’est pas même laissé voir, il se prépare à repartir pour Paris lorsqu’au dernier moment l’oracle s’humanise. Voltaire explique le rôle au comédien, lui développe sa pensée, lui souffle son esprit, et Lekain émerveillé voit la lumière se faire devant ses yeux. Or cet écolier si docile aux leçons du professeur, cet homme capable de souffrir qu’on le malmenât de la sorte, était déjà l’honneur de la scène française à cette époque. De tels exemples devraient donner à réfléchir à nos petits talens d’aujourd’hui, émancipés dès le Conservatoire, et qui craindraient d’écouter avec déférence les conseils d’un auteur. Quant à moi, j’avoue mon faible pour ces grands artistes d’une tradition qui malheureusement n’est plus la nôtre. Ces comédiens avaient le public en profond respect, ils aimaient, comme on dit, leur métier et ne s’y épargnaient pas. Réussir n’était point assez, il fallait encore qu’ils eussent à part eux la conscience d’avoir bien mérité du poète qu’ils interprétaient. Aussi quelle peine ils se donnaient pour creuser le fond des choses, avec quelle rare persévérance ils cherchaient à se rendre compte des plus secrètes intentions cachées sous les harmonies du vers et des effets qu’on en pouvait tirer! Je ne connais rien de plus intelligent que certaines réflexions de Mlle Clairon sur ses principaux rôles. Ce qu’elle dit à propos du personnage de Monime dénote un sens critique des plus fins. Ce n’est pas simplement une actrice qui parle, c’est une lettrée délicate, exquise, une racinienne accomplie. « En apprenant ce rôle, je trouvai dans le quatrième acte :

Les dieux qui m’inspiraient, et que j’ai mal suivis,
M’ont fait taire trois fois par de secrets avis.