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Et dans l’acte précédent, où Mithridate lui fait avouer son secret, il est impossible de trouver plus de deux réticences. J’ai consulté toutes les éditions de Racine, toutes disaient trois, toutes les recherches que j’ai faites m’ont assuré que Mlle Lecouvreur disait trois. Quoique deux soit un peu plus sourd que trois, il fait également la mesure du vers et n’en détruit point l’harmonie. Il était à présumer que Racine avait eu des raisons pour préférer l’un à l’autre, mais, nulle tradition ne m’éclairant, il ne m’appartenait pas de corriger un si grand homme, je ne pouvais pas non plus me soumettre à dire ce que je regardais comme une faute. J’imaginai de suppléer à la troisième réticence par un jeu de visage. Dans le couplet où Mithridate dit :

…… Servez avec son frère,
Et vendez aux Romains le sang de votre père,


je m’avançai avec la physionomie d’une femme qui va tout dire et je fis à l’instant succéder un mouvement de crainte qui me défendait de parler. Le public, qui n’avait jamais vu ce jeu de théâtre, daigna me donner en l’approuvant le prix de toutes mes recherches. « Sont-elles nombreuses les comédiennes qui de nos jours écriraient de ces aperçus ? Je ne veux point médire de Mlle Rachel, ni jeter aucun discrédit sur cette manière qu’elle avait de ne jamais jouer un rôle qu’après en avoir reçu la composition et le mot à mot de la bouche de son professeur, M. Samson; mais il est évident que, si dans l’interprétation théâtrale l’effort de la pensée compte pour quelque chose, l’avantage, à mérite égal, appartiendra toujours historiquement à celles qui auront créé d’intelligence et d’inspiration des rôles approfondis, médités, analysés d’avance,

La tragédie est de sa nature chantante, elle a sa musique à elle, son pathos. Nous autres de la race romane, nous aimons à nous laisser bercer à ses chansons, dont les gens du nord sont incapables de goûter le charme. Eux, qui d’abord cherchent l’idée, se demandent : qu’y a-t-il là-dessous, qu’est-ce que toutes ces nobles flammes éclairent? Traduites eu vile prose anglaise ou allemande, ces belles périodes s’évanouissent; de leur beauté première rien ne reste. Que devient, en passant dans une langue étrangère, la cadence, le nombre, l’harmonie de l’expression ? Il est vrai que cela devrait être le moindre de nos soucis, puisqu’il s’agit en somme d’un art national dont tous ou presque tous nous jouissons. Nos pères assurément en jouissaient. Avant que l’opéra ne l’eût détrônée, cette pompe déclamatoire faisait merveille; mais nous, est-ce bien sûr que tant de zèle nous anime? Que de parti-pris dans ce fameux plaisir que nous éprouvons, et combien ce grand goût d’autrefois s’est travesti en pur dilettantisme ! Nous retournons à Polyeucte, à Mithridate, à la condition que la prima donna s’appellera Rachel, et nous courons au Cid pour pouvoir raconter le lendemain comment le nouveau ténor dit son air de bravoure. La tragédie est une langue morte;