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occupé par la Grande-Horde. Les forts de Kopal et de Vernoë, construits d’abord pour garantir la sécurité de cette route, devinrent des centres de commerce pour les tribus d’alentour. Deux lignes de postes fortifiés s’avançaient ainsi vers l’Asie centrale, séparées par un intervalle de 1,000 kilomètres environ. N’était-il pas naturel de les relier l’une à l’autre par une troisième ligne transversale, en sorte que cette série de forts engloberait tous les nomades, les isolerait en quelque sorte des états de l’Asie centrale qui les pillaient si souvent ? Le projet, adopté par le tsar après mûre délibération, se vit ajourné par la guerre de Crimée. L’occasion était belle pour les émirs de Khiva, de Khokand et de Bokhara de refouler les Russes dans leurs solitudes du nord. La Porte, qui restait en relations diplomatiques avec eux, les y engageait vivement ; ils n’eurent garde d’en profiter, absorbés qu’ils étaient par leurs querelles intestines. Aussi, dès que la paix fut rétablie en Europe, les Russes reprirent-ils leur marche en avant. D’année en année, ils construisaient de nouveaux forts, s’assuraient la possession d’une vallée, progressant avec lenteur, mais avec prudence, de façon à ne jamais revenir en arrière. La confiance qu’ils inspiraient aux Kirghiz leur fut sans doute d’un grand secours. Ces nomades acceptaient sans résistance, peut-être même avec empressement, la protection d’un voisin puissant. C’est ainsi que le tsar étendit sa frontière à une époque qui nous est inconnue, probablement vers 1860, jusqu’aux monts Thian-Shan. Entre le lac Issi-Koul et cette chaîne de montagnes, à l’orient de Khokand, se trouvent les sources du Yaxartes. Il n’y a là que des populations pastorales. Les Russes y érigèrent le fort Narim et devinrent ainsi limitrophes de la Kachgarie. Personne n’y fit attention en Europe. Il n’y avait pas alors de contrée moins connue que ce coin du monde où l’on prétend que fut le berceau de notre race.

Cependant les Russes n’occupaient encore que des provinces stériles et presque désertes. La vallée du Syr-Daria est salubre, mais l’agriculture y est presque inconnue depuis la mer d’Aral jusqu’à Ak-Mesdjid. Tout au plus les nomades récoltent-ils de quoi pourvoir à leur propre subsistance ; ils n’ont rien à vendre. Tout ce que consommaient ces petites garnisons échelonnées à la frontière devait être amené à travers le désert. Le bois faisait absolument défaut. Les bateaux à vapeur du lac d’Aral n’avaient d’autre combustible que des broussailles bientôt épuisées. Au-delà des avant-postes s’offraient au contraire des plaines bien irriguées, des montagnes où l’on savait déjà qu’il existe des gisemens de houille. Tachkend, l’un des entrepôts de l’Asie centrale, était à quelques journées de marche. Après avoir franchi le désert, les Russes s’étaient arrêtés à l’entrée de la terre promise. Cette situation ne pouvait durer, et de fait elle ne dura pas.