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Remarquons qu’il n’y avait pas alors d’unité dans le commandement sur cette frontière lointaine de l’empire. La ligne du fort Vernoë relevait de la Sibérie occidentale, celle du Syr-Daria du gouvernement d’Orenbourg. L’accord nécessaire à établir entre deux généraux fort éloignés l’un de l’autre fut cause sans doute de quelques hésitations. Les documens russes nous apprennent[1] que ces expéditions ne se faisaient pas à l’aventure. C’était à Saint-Pétersbourg, sous les yeux de l’empereur, que se préparaient les plans de campagne. Enfin un nouvel ordre de marcher en avant fut donné au printemps de 186/i. Les troupes sibériennes, sous la direction du général Tchernaïef, s’emparèrent d’Auli-Ata, celles d’Orenbourg entrèrent dans Hazret-Sultan, l’une des villes saintes du Turkestan ; puis les deux colonnes, réunies sous le commandement de Tchernaïef, prirent Chemkend, et, quelques semaines après, Tachkend, ville de 80,000 habitans, dont la garnison n’opposa qu’une courte résistance. Ces conquêtes coûtaient à peine quelques hommes tués ou blessés. Ainsi Tachkend se rendit à un faible détachement de 1,550 hommes, ce qui démontre avec évidence que la population indigène n’était pas hostile aux Européens.

Parvenu jusqu’au cœur du pays de Khokand, le gouvernement russe sentit qu’il devait justifier sa conduite ; c’était surtout une nécessité envers la Grande-Bretagne, qui était seule au reste à s’alarmer des progrès de la Russie dans l’Asie centrale. C’est ce que fit le prince Gortchakof par une circulaire diplomatique du 21 novembre 1864. Ce document mérite de fixer l’attention ; il contient en effet et, sur les rapports de voisinage entre les états civilisés et les nations barbares, des théories politiques que confirme l’histoire de tous les peuples, mais qu’aucun gouvernement, même ceux qui les avaient le plus pratiquées, n’avaient encore érigées en principe. Toutes les nations civilisées sont tenues de protéger leurs sujets, de réprimer l’esclavage, de châtier les tribus turbulentes qui les entourent : aussi sont-elles contraintes de s’étendre peu k peu. C’est ce qu’ont fait les États-Unis en Amérique, la France en Algérie, la Hollande dans les îles de la Sonde, l’Angleterre aux Indes. Elles ne peuvent s’arrêter que lorsqu’elles rencontrent devant elles des populations sédentaires qui comprennent les avantages du commerce et d’une existence régulière. Il était donc inévitable que la Russie s’avançât jusqu’aux limites des états de Bokhara et de Khokand ; la ligne des postes fortifiés par lesquels elle couvre et défend sa frontière et maintient en respect les tribus pillardes ne pouvait subsister que dans une contrée fertile, offrant des ressources suffisantes

  1. Voyez Khiva and Turkestan, traduit du russe par le capitaine Spalding ; Londres 1874.