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passais des heures couché sur le dos à regarder glisser les nuages en songeant à part moi qu’ils avaient l’air de cygnes blancs ou de bateaux qui parcourent les mers. Parfois j’y voyais un grand trou- peau ou bien une immense toile blanche étendue pour sécher. Des idées aussi folles ne peuvent naître que dans une jeune tête. J’attrapais des oiseaux au filet, je leur construisais des cages, de sorte que notre maison était remplie de gazouillemens variés. Ceux que j’attrapais au piège, ma mère les faisait rôtir. Une fois aussi je pris un lièvre, et en cette circonstance je vis mon père rire pour la première fois depuis longtemps.

Quand j’eus vingt ans, mes pensées ne se tournèrent point vers les filles, la danse, ni le chant, mais mon cœur battait plus fort si je voyais un fusil et de la poudre. — Il me faut un fusil ! dis-je un jour..

— Un fusil ! comment parviendras-tu à le payer ?

— J’irai faire la moisson chez un seigneur.

— Tu as raison, dit mon père.

Je descendis donc dans la plaine et travaillai chez un comte ; j’aidais à couper le blé, à le mettre en grange et à le battre ; aussitôt que je tins mon salaire, je me rendis à Kolomea pour acheter un fusil, une belle poire à poudre, tout ce qu’il faut pour fondre des balles. De retour chez nous, je ne m’occupai plus des moineaux, je tuai des vautours, des aigles, des chamois, des chevreuils, et l’hiver des loups, des renards, une fois un loup-cervier et enfin un ours.

C’est à cette époque que je rencontrai Apollonie Berezenko, la femme d’un riche fermier de Hryniawa, une vraie Houzoule, je vous jure, belle, grande, forte et superbe. Elle avait des yeux de flamme, des yeux qui vous brûlaient le cœur. Elle m’aimait ; ainsi tout était dans l’ordre, mais elle était la femme d’un autre. Que faire à cela ? J’étais timide avec Apollonie, mais elle savait encourager par des éclats de rire. Comment cette diablesse, qui s’entendait à dompter les chevaux les plus fougueux, aurait-elle eu peur d’un homme ? — Elle m’invitait donc à lui rendre visite ; longtemps le courage me manqua. Enfin,… vous connaissez peut-être notre coutume, à nous autres montagnards, de faire toute sorte de mascarades entre Noël et la fête des Rois ? Les garçons se déguisent en rois mages, en Juifs, en vieilles femmes, et aussi en bêtes féroces. Je me fis coudre par ma mère dans une peau d’ours, pris par précaution mon fusil chargé, et me rendis le soir des Rois à Hryniawa. Par la fenêtre, je vis Berezenko à table avec sa femme. J’appuyai mon fusil contre la porte et commençai à grogner d’une façon terrible. Berezenko sortit ; me prenant pour un ours véritable,