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abusèrent du libre examen pour se faire une religion au profit de leur bon plaisir, et les débauches de l’anabaptisme rejetèrent l’Allemagne, y compris ses églises, sous la domination des pouvoirs civils. Cependant elle conserva au spirituel une forte dose d’indépendance ; elle resta même libre de prêcher, sous le nom de christianisme, à peu près toutes les philosophies. Seulement le pays le plus libre en théologie resta asservi en politique au bon plaisir des rois et des princes.

En Angleterre, c’est l’inverse qui a eu lieu. Dès le XVIe siècle, la royauté y avait restreint l’autorité de l’église, et à son tour l’église avait limité la royauté, ou, si on le préfère, elle avait limité la disposition des hommes à se laisser dicter la loi en leur apprenant à se gouverner eux-mêmes. À tout prendre, l’Angleterre est peut-être le peuple qui a été soumis à la plus forte discipline morale ; non-seulement c’est celui où la loi civile a le plus contraint les populations à recevoir le même enseignement religieux, c’est encore celui où l’église, mieux maintenue dans ses attributions spirituelles, a été le plus efficace comme instrument d’éducation, et, chose remarquable, l’Angleterre est le pays qui a été le plus tôt et le plus complètement libre en politique. Grâce à l’échec que se faisaient l’un à l’autre le pouvoir civil et l’individualisme protestant, c’est l’indépendance de l’individu qui a gagné ce que perdait l’autorité royale. Grâce aux habitudes d’empire sur soi, la liberté a produit des fruits de vie, et, avec la prospérité qu’elle a amenée, il s’est développé un libéralisme qui est à la fois la révolte des instincts contre la discipline morale à laquelle ils ont été soumis, et la forme d’esprit que le pays a reçue de son éducation.

En d’autres termes, le libéralisme est la foi de l’Angleterre, et il est également ce qui menace de devenir sa superstition. Il est son bon génie en ce sens que l’Anglais a réellement un esprit législatif, qu’il use réellement de ses facultés et de son expérience pour étendre son idée de la nécessité, et que, s’il repousse la réglementation, c’est en grande partie parce qu’il veut être libre de se gouverner d’après la règle qu’il juge la meilleure ; mais en Angleterre aussi il y a les appétits et les mécontentemens qui ailleurs se manifestent par des passions démocratiques ; il y a les ignorances et les sottises qui ailleurs rêvent des théories chimériques ; il y a enfin toutes les antipathies et les colères que les penchans éprouvent contre ce qui les arrête, et ces instincts-là, en se mêlant au libéralisme des esprits, le transforment plus ou moins en une dangereuse insurrection. En somme, les Anglais sont si bien disciplinés qu’ils n’aspirent pas à dicter la loi ; ils tendent plutôt à échapper à toute loi. Leur déraison et leurs penchans, au lieu d’aller à la violence et au despotisme, vont plutôt à la désorganisation. Leur folie.