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les regardent comme un instrument nécessaire de police, les autres n’y voient guère qu’un moyen de salut pour l’individu ; mais leur influence en réalité s’étend bien au-delà de ces deux fonctions. La religion m’apparaît, à moi, comme la tradition et l’enseignement qui transmettent aux derniers venus une théorie de l’univers où se résument l’expérience et les connaissances de tous les penseurs présens et passés. Il n’y a pas longtemps, un écrivain de vive intelligence examinait de près si un peuple peut exister sans croyances religieuses, et, après avoir passé en revue toutes les traditions de classes, tous les points d’honneur particuliers qui se sont développés dans nos sociétés, il se prononçait pour l’affirmative. Dans un sens, il avait évidemment raison. À donner au mot l’acception que nous lui donnons, l’antiquité païenne, ou en tout cas la Rome de l’empire, n’avait aucune religion ; pourtant elle a vécu. Les peuples ne se laissent pas si facilement mourir ; seulement la Rome impériale n’a pu vivre que par une centralisation excessive et par l’action universelle d’un pouvoir matériel. Là est le danger : l’absence d’une croyance publique signifie l’absence d’une fonction dans les esprits, et, s’il n’y va pas de la vie, il y va de la liberté. Avant tout, il faut une règle commune, et un peuple ne peut échapper à la nécessité des pouvoirs qui commandent que dans la mesure où il devient capable de se régir lui-même. Plus j’y regarde, plus il me semble que toutes les formes de gouvernement qu’a vues le monde ont eu leur cause et leur raison d’être dans l’écart qui existait entre les devoirs que les individus étaient portés à s’imposer et les conditions qu’ils avaient réellement à remplir pour ne pas s’entre-choquer les uns contre les autres. Après cela, je sais bien que l’on ne peut pas créer par des décrets une croyance commune, et une église officielle qui n’a nulle prise sur les esprits ne vaut pas un fétu de paille ; mais toute erreur n’en est pas moins funeste, et si c’en est une de croire que les enseignemens religieux n’ont nulle influence sur les tendances politiques, mieux vaut y renoncer : cela ouvrira la porte à des idées plus justes et par là plus salutaires.

Voilà pourquoi je ne puis m’empêcher d’attacher une grande importance à la question des rapports de l’église et de l’état, et pourquoi je trouve que nous sommes mal préparés pour une crise qui s’approche. D’un moment à l’autre, les liens qui unissent aujourd’hui les établissemens religieux et les pouvoirs civils peuvent se briser ou être soudain tranchés. Les deux parties se heurtent par leurs prétentions ; les concordats sont discrédités, et, vu l’état de division où sont les esprits, tous sentent plus ou moins que les églises nationales ont cessé d’être réellement nationales, qu’elles ne représentent plus des croyances communes, et ne peuvent plus