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exercer une fonction publique d’éducation à l’égard de la société entière. En dehors des habitudes et des intérêts qui voudraient maintenir ce qui est, je n’aperçois en Europe que deux théories : l’une qui inclinerait à conserver les églises établies et à leur rendre vraiment un caractère national en les ouvrant indistinctement à toutes les opinions qui ont cours dans les nations (il a même été proposé par certains visionnaires d’y admettre les représentans de la chimie, de la médecine, etc.), — l’autre, qui prend le parti de trancher le nœud gordien en demandant que l’état ignore absolument les croyances, et que les religions, comme les propagandes religieuses, deviennent une affaire purement privée. Les hommes de foi aussi, ferai-je observer, aboutissent par d’autres voies aux deux mêmes programmes. Il y a les églises libres, qui penchent vers l’esprit sectaire, et qui, par leur manière d’affirmer l’incompétence absolue de l’état en matière de croyance, me semblent comme l’incarnation moderne de la théocratie. Elles ne prétendent point à la domination ; mais elles reposent sur une théologie arrêtée, et elles représentent surtout le parti des théologiens qui ont peur de voir leurs convictions gênées par les hommes autant qu’ils ont confiance que Dieu est pour elles, et qui déclarent, comme l’église libre d’Ecosse, que la conscience ne reconnaît pas d’autre chef que le Christ. Puis il y a le libéralisme, ou, à mieux parler, le radicalisme protestant, qui, par répulsion pour le dogmatisme des orthodoxies, soutient que la religion consiste dans un pur sentiment indépendant de tout dogme. Son idéal à lui est de mettre fin au conflit des théologies en réduisant les croyances à une foi indéterminée, à un zèle pour le bien qui laisse à un chacun pleine liberté de concevoir à sa guise les volontés de Dieu et la justice, de les concevoir comme saint Paul ou Assy, comme Loyola ou comme Jean de Leyde. Et Dieu sait quelles bizarres coalitions les circonstances et les passions ont amenées entre les divers groupes !

En Suisse, c’est l’état qui s’est appuyé sur le radicalisme religieux pour désorganiser l’église protestante et l’église catholique. Il a ordonné que toute commune élût son pasteur, qu’elle fût appelée à choisir sans condition aucune la doctrine qui lui irait le mieux, et que le pasteur, une fois nommé, ne relevât que de sa conscience propre. À mon sens, une pareille combinaison est une des curiosités de l’histoire. Que le pouvoir civil, dont la principale attribution est d’assurer l’existence de la communauté, use lui-même de la contrainte des lois pour créer artificiellement des dissidences, qu’il force les diverses localités à se faire des religions antagonistes ou plutôt à se laisser prendre par telle ou telle des théologies étroites et exagérées qui peuvent germer dans une tête