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modification heureuse qu’il a introduite dans la philosophie de Schopenhauer ; mais une pareille modification la bouleverse. S’il y a dans les choses une pensée logique et si cette pensée est inconsciente, notre esprit postule immédiatement un au-delà qui en contienne le principe conscient, il ne peut s’arrêter à la notion de l’inconscient comme au terme infranchissable de sa pensée. Peut-être cet au-delà se refusera-t-il à des définitions précises et de tous points satisfaisantes ; en tout cas, l’esprit humain aimera mieux l’à-peu-près de déterminations nécessairement incomplètes que de se heurter éternellement contre la limitation arbitraire que la philosophie de l’inconscient prétend lui imposer.

C’est par une défaite singulière que cette philosophie voudrait échapper à l’objection fondamentale que le théisme est en droit de lui adresser. Nous pensions, nous autres, dans notre faiblesse cérébrale, que plus un plan était vaste, plus une fin poursuivie par des moyens appropriés était majestueuse, plus ces moyens étaient ingénieux, plus aussi nous devions admirer l’intelligence capable de concevoir et de réaliser tant de merveilles. Nous étions donc très disposés à nous incliner respectueusement devant la pensée divine dont l’incalculable grandeur n’a d’égale que sa sagesse immense : nous n’y entendions rien, et la philosophie de l’inconscient a changé tout cela. La combinaison des moyens et des fins, le déploiement des qualités que nous nommons prévoyance, habileté, sûreté d’opération, faculté de combiner et de mener de front une masse d’agencemens et d’harmonies convergentes, toutes ces belles énergies conviennent bien, d’après elle, à des individus comme nous, qui ne veulent et ne peuvent réaliser que des fins individuelles et qui par conséquent doivent se distinguer nettement des autres individus ; mais il ne faut pas reporter la moindre parcelle d’une pareille notion sur l’activité du Tout-Un inconscient, qui ne poursuit que son but absolu comprenant tous les buts relatifs et subordonnés, ce Tout-Un, pour qui l’avenir et le passé sont identiques et qui ne saurait se distinguer de ce qui n’est pas lui, puisqu’il est tout. Ce que nous concevons sous forme de succession logiquement calculée est en réalité l’épanouissement simultané des volontés du Tout-Un. La réponse est superbe, et pourtant une réflexion pourrait bien se jeter à la traverse et la pulvériser. D’après la théorie, le but absolu, qui comprend tous les buts relatifs, doit être atteint par ceux-ci, qui vis-à-vis de lui passent à l’état de moyens. Tous, nous dit-on, sont intuitivement et globalement voulus en dehors de l’espace et du temps. Toujours est-il qu’ils se déroulent dans l’espace et se succèdent dans le temps ; il faut donc que d’une manière quelconque la force inconsciente qui les fait surgir les uns des autres