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Tristan se taisait, mais je sentais bien qu’il n’était pas convaincu. — Nous avions franchi la chaussée de l’étang aux talus fleuris de saponaires et de vipérines. Nous touchions à l’endroit où la gorge de Maigrefontaine débouche dans le val de la Thuilière, et où la vieille forge dresse ses sombres bâtimens ruinés. L’industrie métallurgique, si florissante dans ce pays pendant la première moitié du siècle, a subi depuis vingt ans une crise fatale ; les grandes compagnies industrielles de l’Allier et de la Côte-d’Or ont acheté les petites usines qui les gênaient et en ont éteint les feux. C’est ainsi que la Thuilière est depuis longtemps déserte et muette. Le sol de la cour, encore noir de crasses de fer, est maintenant envahi par les hyèbles et les chardons ; les portes de la forge bâillent entr’ouvertes et laissent voir la nef obscure où dorment les énormes marteaux qui jadis remplissaient le val de leurs voix puissantes ; le vent seul s’engouffre et se lamente dans les souffleries et dans la haute cheminée. La toiture s’est effondrée par endroits, et l’aire du foyer, qui jetait dans la nuit de si rouges lueurs, sert maintenant de refuge à des ramiers sauvages. De cette forge réduite au silence et perdue au fond des bois, se dégage la mélancolie particulière aux lieux abandonnés.

— Eh bien ! s’écria Tristan, nieras-tu encore les sympathiques rapports qui existent entre les âmes des choses ? Sunt lacrymæ rerum… Regarde comme les hêtres étendent tendrement leurs branches jusque vers les murs de la forge. Ils ont l’air de vouloir la presser dans leurs grands bras verts pour la consoler. La forêt lui dit : « Les hommes t’ont délaissée, mais moi je te reste. Mes oiseaux remplaceront avec leurs chants les clameurs de tes forgerons ; mes ronces et mes clématites s’enlaceront dans l’écluse autour de tes roues immobiles, et feront ruisseler leurs chevelures fleuries à la place où l’eau répandait ses nappes bouillonnantes. Pendant la nuit, le vent et moi nous remplirons de rumeurs ta cheminée et ton aire sonores, et à travers ton long sommeil tu auras encore une confuse vision de ta vie d’autrefois ! »

— En route, incorrigible rêveur !


10 septembre. — Nous étions assis, Tristan et moi, sur la crête d’une sorte de falaise qui surplombe au-dessus de Vivey. Du haut de cet observatoire, le village, entouré de trois côtés par les bois, a l’air d’être au fond d’un puits de verdure. Nos regards plongeaient droit au-dessus du vieux château, flanqué de deux tourelles en éteignoir, et environné d’une quarantaine de maisonnettes entre les- quelles serpente le ruisseau. Le bruit des battoirs, les cris des enfans, les chants des coqs, nous arrivaient en accords clairs et joyeux.