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— Tu vois ce hameau, dit Tristan, eh bien ! toute sa population ne vit que de la forêt : les hommes sont bûcherons, les femmes vont au bois ramasser des fraises en été, des faînes à l’automne, et des branches mortes en hiver. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ces pauvres gens sont d’une probité proverbiale. On ne compte point parmi eux un seul délinquant forestier. À peine deux ou trois braconniers font-ils exception à la règle, et encore ce sont de si amusans vauriens, qu’on est presque tenté de leur pardonner leurs méchans tours en faveur de l’adresse qu’ils déploient. Ces gaillards-là vous prennent dans leurs engins un cerf avec la même facilité que s’il s’agissait d’un simple levraut. Ils courbent deux baliveaux à la sortie d’une coulée où doit passer le gros gibier, ils y ajustent leurs collets de laiton, et au petit jour la bête se trouve pendue haut et court sans qu’elle ait eu le temps de pousser un cri. Ils vous la démembrent sur place, et la transportent nuitamment chez les aubergistes, dont ils sont les fournisseurs attitrés ; mais je veux que tu fasses aujourd’hui connaissance avec des travailleurs dont le métier est plus honnête et plus original…

Nous avons pris le chemin du bois des Fosses, et au bout d’un quart d’heure nous nous sommes trouvés sous les grands fûts de la réserve. Quelle belle chose qu’une futaie à l’heure du soir où le soleil glisse ses rayons obliques sous le couvert ! Les hêtres et les chênes élancent droit vers le ciel leurs troncs sveltes et nus, surmontés d’une ramure opaque. Le sol éclairci et débarrassé de broussailles laisse le regard plonger dans les intimes profondeurs de la forêt ; une lumière verdissante et mystérieuse baigne la futaie où les pas et les voix deviennent plus sonores. De tous côtés, les hêtres profilent leurs blanches colonnades. C’est comme un temple aux mille piliers puissans, aux nefs spacieuses et sombres, où, tout au loin, des pluies de rayons lumineux brillent dans l’ombre comme des lueurs de cierges. Tandis que nous cheminions, silencieux et recueillis, une acre odeur de fumée se répandait sous les branches. — Les charbonniers ne sont pas loin, dit Tristan.

En effet, nous aperçûmes bientôt les fourneaux à charbon espacés entre les arbres : les uns conservant encore leur forme conique, les autres affaissés et fumans. À quelques pas de la loge, construite en ramilles et en mottes de gazon, les charbonniers assis en cercle sur des sacs préparaient le repas du soir autour d’un feu de souches où bouillait la marmite. Ils étaient six : trois gars bien découplés, aux regards intelligens sous le chapeau à larges bords, une fillette de seize ans ayant la beauté agreste d’un fruit sauvage, puis le maître charbonnier et sa femme, déjà ridés, hâlés et crevassés par l’âge et le labeur. Nous demandâmes la permission d’allumer nos pipes au