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le sentier pierreux qui mène au veilloir… — À mesure qu’on arrive au dernier tiers du fût de hêtre, les billes se raccourcissent, on y taille les sabots du petit pâtre, qui s’en va dans les longues friches nues à la suite d’un troupeau de vaches. On y façonne aussi les sabots de l’écolier ; lors de l’entrée à l’école, leur bruit lent et mélancolique a l’air de ramper sur les pavés, mais en revanche, à la sortie, quel tapage assourdissant et joyeux ! — Les dernières billes sont réservées pour les cotillons, c’est-à-dire pour les sabots des petits enfans. Ces derniers ont le meilleur lot ; ils sont choyés et fêtés, surtout au lendemain de la Noël, et puis ils ne fatiguent guère, et on les use rarement. Dès que le pied du marmot a grandi, on les garde précieusement dans un coin d’armoire, comme on garde la première dent de lait ou la robe de baptême. Longtemps après, quand le petit est devenu un homme ou quand sa place est vide dans la maison, la mère tire le mignon sabot de sa cachette et le montre pieusement, — parfois avec un sourire, trop souvent aussi avec les yeux pleins de larmes…

Tout en creusant le bois, nos sabotiers chantent toujours, et les billes se transforment rapidement entre leurs mains. Une fois le sabot évidé et dégrossi à la rouette, le perceur en ébarbe les bords, puis le passe à un troisième ouvrier chargé de lui donner la dernière façon à l’aide du paroir, qui est une sorte de couteau tranchant fixé par une boucle à un banc solide. Ce troisième compagnon est l’artiste de la bande ; il finit et polit le sabot, sur lequel il grave, lorsqu’il s’agit d’une chaussure féminine, une rose ou une primevère, selon sa fantaisie. Il pousse même parfois le raffinement jusqu’à découper à jours le bord du cou-de-pied, de façon que les dentelures du bois laissent transparaître le bas bleu ou blanc de la fille coquette qui chaussera ce sabot de luxe. — À mesure qu’ils sont achevés, les sabots sont rangés dans la loge, sous un épais lit de copeaux qui les empêche de se fendre ; puis, une ou deux fois la semaine, les apprentis les exposent à un feu de brins verts qui les enfume, durcit le bois et lui donne une chaude couleur d’un brun doré.

La besogne se poursuivra de la sorte jusqu’à ce que tous les arbres aient été employés. Alors on lèvera le camp. Adieu la combe verdoyante et le ruisseau babillard ! On chargera les mulets et on partira à la recherche d’une exploitation nouvelle. Ainsi, toute l’année, la forêt reverdie ou jaunissante, semée de fleurs ou jonchée de feuilles sèches, entendra dans un de ses coins l’atelier bourdonner comme une ruche, et les sabotiers façonner gaîment par douzaines cette primitive chaussure, — simple, salubre et naïve, comme la vie forestière elle-même.