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mobilier poudreux, mais il ne l’habite guère que dans les mauvaises saisons, et ne s’y retire définitivement que pour s’y aliter et mourir.

Cette année, l’installation est à souhait. On se trouve à l’aise au fond de cette combe verte et paisible, à deux pas de la coupe, où se dressent les arbres achetés sur pied et marqués du marteau de l’adjudicataire. Ce sont de beaux hêtres aux ramures vigoureuses. Ils ont cinquante pieds de fût, un mètre de circonférence à la fourche des branches, et chacun d’eux peut donner six douzaines de paires de sabots. Il y a aussi dans le lot quelques pieds de tremble, d’aulne et de bouleau ; mais le sabotier n’en fait pas grand cas ; les sabots qu’on fabrique avec ces essences ont le bois spongieux, et l’humidité les pénètre vite. Les sabots de hêtre, à la bonne heure ! Ils sont légers, d’un grain serré, et le pied s’y tient sec et chaud en dépit de la neige et de la boue.

Toute la troupe est en mouvement. Sur le seuil de la loge, les femmes jasent en reprisant les vêtemens déchirés. Les hommes abattent les arbres au ras de terre avec la grande cognée. Chaque corps d’arbre est scié en tronces, et si les billes sont trop grosses, on les fend en quartiers avec le coutre. Un premier ouvrier ébauche le sabot à la hache, en ayant soin de donner une courbure différente pour le pied gauche ou le pied droit ; puis il passe ces ébauches à un second compagnon, qui commence à les percer à l’aide de la vrille, et qui évide peu à peu l’intérieur au moyen d’un instrument qu’on nomme la cuiller. Pendant toute cette besogne, l’atelier bavarde et chante, car le sabotier n’est point taciturne comme son voisin le charbonnier ; les muscles continuellement en action, le travail en pleine lumière après une bonne nuit de sommeil, tout cela vous met en appétit et en belle humeur. Le sabotier chante comme un loriot, en fouillant le bois tendre, d’où sortent de blancs copeaux, fins et lustrés comme des rubans, et l’ouvrage se façonne au milieu des rires et des refrains rustiques.

Les premiers sabots, les plus grands, sont fabriqués dans les larges tronces, voisines de la souche. Ceux-là chausseront les pieds robustes du travailleur, qui dès l’aube s’en va par la pluie et le vent vers son atelier. Aux premières heures du matin, ils retentiront sur le pavé de nos rues désertes, aux pieds des balayeurs et des paysans qui viennent au marché, et nous autres, paresseux, nous les entendrons à travers un demi-sommeil. — Dans les tronces moyennes sont taillées les chaussures des femmes : le sabot solide, toujours en mouvement, de la ménagère, et le sabot plus léger et plus coquet de la jeune fille. Celui-ci, on l’entend partout battre le sol avec un bruit allègre, sonore et rapide comme la jeunesse : sur les dalles du lavoir, autour du bassin de la fontaine, et la nuit dans