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lieu de preuves contraires, il avait un indice que des êtres simples à l’aube de la vie sont les premiers parens des êtres les plus parfaits, très volontiers il l’admettrait. Si, encore dépourvu de preuves contraires, il voyait une probabilité que l’homme descend d’un singe ayant pour premier ancêtre un misérable mollusque, sans peine il le proclamerait. Pour ceux qui poursuivent la recherche de la vérité, toute vérité découverte est une noble et précieuse conquête. Si l’homme descendait d’une forme animale inférieure, l’histoire de ses transformations nous jetterait dans une sorte d’extase ; notre pensée plongeant dans l’avenir nous ferait voir l’homme atteignant après de nouvelles transformations un état de perfection surpassant l’état actuel, comme celui-ci surpasse la condition du ver de terre. Ce serait un beau sujet de philosophie ; mais assurément on n’aura jamais à le traiter.

Le succès des ouvrages de M. Darwin n’est pas très difficile à comprendre. Vraiment habile dans l’exposition, sans fracas le savant promet à son lecteur de l’acheminer vers la solution d’un grand problème, c’est assez pour séduire. Rappelant une infinité d’observations, donnant carrière à l’imagination, paraissant répondre d’avance à des objections, il marche avec la lenteur calculée de l’homme qui entreprend un long voyage, sûr d’atteindre le but ; de la sorte, il inspire confiance. Affirmer l’origine commune des espèces, c’était déclarer à peu près inutiles les distinctions qui ont coûté un prodigieux labeur. L’idée de voir détruire l’œuvre de quelques milliers d’investigateurs et d’un seul coup anéantir un incomparable monument de la patience humaine dut causer bien des joies secrètes. Une préoccupation bornée à l’avantage personnel n’a pu manquer d’assiéger plus d’un esprit. Il faut un travail très persistant pour faire l’étude des êtres d’une seule classe ; comment ne pas admirer une doctrine qui permet à chacun de se croire avec peu d’effort en possession de la science, et encore de la science de l’avenir ? C’est ailleurs peut-être cependant qu’on doit chercher la cause principale de la renommée de M. Darwin : des personnes pieuses se sont émues, d’autres ont été ravies, à la pensée que, l’origine de la vie découverte, d’antiques croyances recevraient de graves atteintes. Des naturalistes certes bien éloignés de croire à la transformation indéfinie et au perfectionnement continu des êtres estiment que le savant anglais aura rendu service à la science en appelant l’examen sur la variation des espèces. Il aura occupé les esprits de mille sujets pleins d’intérêt, de hautes questions, d’un grand problème ; c’est assez pour rendre nécessaire la discussion de sa doctrine.


EMILE BLANCHARD.