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sa mère et lui passaient par un chemin de traverse peu fréquenté, Morton, qui, tout en maîtrisant les caprices de Dolly, fouillait le bois avec la curiosité naturelle au chasseur, aperçut une affiche attachée à un arbre. Une affiche dans ce lieu écarté était assurément chose surprenante ; il s’efforça d’approcher de l’arbre, mais les chevaux de sang sont sujets aux visions : Dolly s’effraya, on ne sait de quoi, et se montra rétive. Chaque fois que Morton la tournait vers l’arbre, elle se jetait de côté. Enfin Mme Goodwin pria son fils d’y renoncer et de continuer sa route. — Continuez si vous voulez, lui dit-il, mais il y a une question à vider entre moi et Dolly. Ou elle se tiendra tranquille auprès de cet arbre, ou nous lutterons jusqu’à ce que l’un de nous reste sur le flanc.

La mère se contenta de laisser son vieux cheval brouter le long du chemin, triste au fond de l’âme que Morton passât les heures saintes du dimanche d’une telle façon, mais fière aussi du courage et de la volonté qu’il déployait. Morton cependant contraignait la rebelle à faire le tour de l’érable dans un sens, puis dans un autre, jusqu’à ce qu’elle fût étourdie au point de ne plus voir clair ; alors il se mit à lire l’affiche. Jusque-là, il ne s’en était que médiocrement soucié ; le peu de curiosité qui l’avait poussé à la lire s’était évanoui dans la chaleur du combat avec Dolly ; mais, quand il vit la signature d’Enoch Lumsden, administrateur des biens de feu Ézéchias Lumsden, l’intérêt que lui inspira ce document lui fit oublier sa victoire. L’affiche annonçait la mise aux enchères publiques, par ledit administrateur, d’une pièce de terre dûment désignée, appartenant au défunt. — Tonnerre ! s’écria Morton avec indignation, quelle vilenie ! Ce n’est pas assez pour le capitaine de maltraiter ce pauvre Kike, il faut encore qu’il le vole ! Il va sans doute acheter la terre, ou, ce qui est la même chose, la faire acheter par un complice. Voilà pourquoi il a collé son affiche dans ce désert. Et le juge prête les mains à une pareille action ! Il a peur de lui comme tout le monde. Pauvre Kike ! Il ne lui restera pas un dollar à sa majorité !

— Quelqu’un devrait prendre son parti, dit Mme Goodwin. C’est une honte pour une colonie tout entière de montrer tant de poltronnerie et de se laisser gouverner par un seul homme ; autant vaudrait avoir un roi !

Morton aimait le petit Kike, et cet appel à ses sentimens républicains l’émut. Il ne put supporter la pensée que sa mère le crût poltron. Son orgueil était déjà froissé par les airs protecteurs de Lumsden et par la malice que celui-ci avait mise à l’empêcher de causer avec Patty, Pourquoi n’irait-il pas au secours de Kike ? mais intervenir en pareille circonstance, c’était renoncer à Patty.

En y songeant, il tomba dans une méditation que sa mère interpréta