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II

Cette situation était terrible par ce que la guerre avait déjà coûté, par la disproportion croissante des forces, par toutes les conséquences d’affaiblissement, de désorganisation et de ruine qu’entraînait le progrès d’une invasion arrivant au cœur de la France. Il n’y avait point à se payer de mots, de déclamations violentes ou même de désespoirs généreux ; la vérité des conditions respectives éclatait en traits saisissans, en chiffres inexorables. Comptons un peu comme on devait compter à Bordeaux avant de se décider. L’invasion d’abord s’était tracé à elle-même ses limites par l’armistice ; elle avait pris ce qu’elle avait voulu, même des régions qu’elle n’avait pas conquises et qu’on ne pouvait pas lui disputer, d’autant mieux que seule elle avait su ce qu’elle faisait et que le négociateur français, M. Jules Favre, ne le savait pas. Elle s’étendait autour des départemens du Pas-de-Calais et du Nord, qu’elle laissait intacts en les cernant par l’Aisne et par la Somme ; elle allait à la pointe du Havre sur la Basse-Seine, à la Mayenne vers l’ouest, à la ligne du Cher et de la Nièvre au centre, à l’extrémité de la Côte-d’Or, enfin jusqu’à l’Ain et à la frontière de la Suisse dans l’est. Dans cette immense zone retranchée de la France soumise à toutes les rigueurs de l’occupation étrangère, il ne restait plus debout que quelques places isolées, Besançon, Auxonne, Langres ou Givet. Les grands boulevards de la défense étaient tombés. Paris avait cessé de compter dans les combinaisons de guerre ; si les hostilités devaient reprendre, Paris se trouvait dans l’alternative d’accepter son sort de capitale inutile ou de subir les brutalités d’une exécution militaire. Belfort venait de se rendre le 15 février. Il avait capitulé sur l’ordre du gouvernement, avec les honneurs de la guerre ; mais enfin Belfort était perdu comme le reste. Maîtresse du terrain jusqu’au-delà de la Loire, l’invasion pouvait à son gré menacer Nantes, Bordeaux, Bourges, Lyon, et, pour exécuter ses menaces, elle avait des forces que la guerre avait éprouvées sans doute, mais que l’armistice avait déjà permis de renouveler et qui se retrouvaient malheureusement plus que suffisantes pour rentrer en campagne. L’état-major allemand avait à sa disposition l’armée de siège de Paris, l’armée du prince Frédéric-Charles, qui avait rejeté Chanzy sur la Mayenne, les corps de Manteuffel et de Werder, qui venaient de précipiter notre armée de l’est en Suisse, les forces qui à Saint-Quentin avaient repoussé Faidherbe sous les places du nord, les troupes affectées à la garde des lignes de communication ou dispersées en Alsace, en Lorraine. Bref, à ce moment, aux derniers jours de février, l’armée