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l’avis de Gorani, qui le 6 mars 1764 s’embarqua pour la Corse. Quand il y arriva, Pascal Paoli gouvernait l’intérieur de l’île avec beaucoup de sagesse et d’autorité, consultant souvent les députés des paroisses et dirigeant leur assemblée à son gré, mais sans donner prise à la moindre accusation de despotisme. Il s’était concilié l’admiration et la confiance du peuple ; « irréprochable dans ses mœurs, affable avec dignité, économe dans le maniement des deniers publics, exact à rendre justice et à entretenir la discipline, doué de cette éloquence qui enflamme les esprits, ayant l’art de faire désirer et décider ce qui était conforme à ses volontés,… il voulait le bonheur, la prospérité de sa patrie. » C’est Gorani qui avoue toutes ces choses, et qui n’en conçut pas moins le projet de supplanter Paoli. Il pensait qu’en arrivant en Corse avec tant de canons, tant de soldats et tant d’argent, la conquête était assurée. Il avait préparé son plan et prévu les moindres détails, même les ruses de guerre. « J’aurais fait habiller en hommes plus de 20,000 femmes qui se seraient présentées de loin sur chaque point d’attaque avec des torches allumées, » et ce coup d’audace n’eût pas manqué son effet. Maître de la Corse, il aurait pris Gênes, il eût rançonné et déporté dans l’île tous les nobles et les riches de cette république ; il se serait fait ensuite céder la Sardaigne et l’île d’Elbe « contre quelques compensations, » et toutes ces îles auraient composé dans ses mains « une jolie monarchie, » consolidée par l’amour des peuples qu’il aurait gagnés en ne s’occupant que de leur bonheur. Le jeune aventurier songeait à donner à ses états la constitution anglaise. Il ne lui manquait qu’une chose, des millions. Où en trouver ? À Constantinople, — et le voilà en route pour le Levant. Il y fit un voyage très intéressant, à en juger par ses notes ; il alla de Stamboul jusqu’aux frontières de la Hongrie, mais il n’obtint pas un sou du Grand-Turc. La Porte, qui craignait la guerre avec la Russie, ne se souciait pas de fonder un royaume en Corse ni même d’affaiblir les Génois. Gorani ne perdit cependant pas courage ; il pouvait encore aller demander les millions qu’il lui fallait en Asie ou en Afrique, et il hésitait entre Tunis, Alger et le Maroc, quand le capitaine d’un vaisseau marchand lui offrit de le ramener à bon compte à Gênes. Il y consentit, car il n’avait plus d’argent, et il s’en revint si confus que, n’osant pas se montrer à Milan, il repartit de Gênes pour Marseille, où il eut une aventure avec une figurante et un duel avec un officier ; de là, il s’embarqua pour Barcelone, et passa l’automne à Madrid.

Gorani garda de ce séjour un souvenir des plus vifs, et même dans l’âge avancé où il écrivit ses mémoires tous ses sens étaient encore excités par les fruits excellons, les parfums d’oranger, les basquines, les mantilles, les longs voiles des Espagnoles et les beaux