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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/886

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hommes dont Gorani ne nous ait dit que du bien[1]. Ce Pougens, fils naturel du prince de Conti, était devenu aveugle à Rome en 1779, à l’âge de vingt-quatre ans. Ce malheur n’avait pas même interrompu ses études ; comme Augustin Thierry, il fit amitié avec les ténèbres et continua ses travaux de bénédictin. En 1793, il compromit sa vie en voulant sauver celle de son père ; en même temps, il était imprimeur et préparait son grand ouvrage sur les origines de la langue française, qui ne parut qu’en 1819. C’était une âme charmante, un philosophe résigné qui laissait aller les choses, mais plein de cœur pour ses amis. Gorani se brouilla avec lui, et n’en continua pas moins de le louer et de l’aimer, même après la brouille, ce qui leur fait honneur à tous deux.


IV.

Il est temps de reprendre et d’achever l’histoire de notre aventurier. Après la mort de son père, il passa cinq années à Milan, où il ne fit guère que plaider contre sa famille. Ses affaires arrangées, il repartit pour la Suisse en 1778 et se remit au travail dans sa retraite de Nyon. Il fit ensuite un long voyage d’études en Italie et y recueillit des matériaux pour les Mémoires secrets dont nous avons parlé. À Rome, il vit le cardinal de Bernis déjà vieux, faisant grande figure et ne s’occupant pas du tout de religion. Quand on en parlait devant lui, il ne disait ni oui ni non, mais s’enfermait en lui-même et ne laissait pas voir sa pensée. Il n’aimait pas qu’on lui rappelât ses petits vers, qu’il appelait ses péchés de jeunesse ; il se laissa cependant aller un soir à raconter à Gorani ses modestes débuts, le petit appartement qu’il avait occupé au Louvre grâce à la protection de Mme de Pompadour, qui aimait son esprit et ses madrigaux, surtout ceux qu’il composait pour elle, la pièce d’étoffe que cette marquise lui avait donnée pour meubler ce petit appartement, comment il avait rencontré le roi dans un escalier dérobé du palais quand il s’en retournait tout heureux, cette pièce d’étoffe sous le bras. « Elle vous a donné la tapisserie, voici pour les clous, » lui avait dit le monarque en tirant cinquante louis de sa poche.

Cependant la révolution marchait, et Gorani, qui en connaissait les chefs, eut probablement envie de se mettre à côté d’eux ou peut-être devant eux ; cette ambition, qu’il n’avoue pas, le fit partir pour Paris, malgré les sages conseils de Charles Bonnet, le 10 août 1790, Son voyage est une odyssée burlesque qui aurait amusé la plume de Sterne. Grâce aux conseils officieux d’un ami qui prétendait avoir

  1. Les Lettres aux souverains sont dédiées à Pougens, qui, à son tour, dédia ses Maximes à Gorani.