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fait quatre-vingt-sept fois la route, le malheureux Gorani eut à subir toute sorte de mésaventures qu’il se serait épargnées en voyageant comme les simples mortels ; il essuya une affreuse tempête dans le Jura, en voulant prendre un sentier de traverse ; il laissa repartir plusieurs fois la diligence en s’attardant aux relais et dut la rejoindre à pied ou dans des carrioles payées fort cher, il fit plusieurs chutes, une entre autres dans un égout ; il perdit ses mouchoirs, sa canne à pomme d’or, son portefeuille, son passeport, sa carte de France, qui tomba dans l’Yonne ; enfin, en arrivant à Paris, il descendit dans un hôtel suspect où il reçut dès la première nuit la visite du commissaire et des sergens. Paris lui fit l’effet d’une lanterne magique. Ce n’était plus l’allègre et brillante cité d’autrefois ; on n’y trouvait plus que des sentinelles et des patrouilles : les grands se faisaient petits, les valets méprisaient leurs livrées, tous les rangs étaient confondus. Gorani se trouva dépaysé et demeura quelque temps sans rien faire, visitant les clubs et les salons, dînant un jour chez le nonce, le lendemain chez Sophie Arnould ou chez Mme Du Barry, visitant les philosophes qu’on appelait « les penseurs du duc de La Rochefoucauld, » parce qu’ils fournissaient des idées à ce gentilhomme, fréquentant les abbés qui ne croyaient ni à Dieu ni à diable, et les courtisanes qui recevaient ces philosophes et ces abbés. Dans tous ces mondes, Gorani était fort bien reçu, non pourtant sans quelque surprise. « Comment ! monsieur, lui disait-on, vous pensez si bien, vous raisonnez si juste, et vous êtes Italien ? » On le regardait un peu comme une bête curieuse, et l’on ne se hâtait pas de lui offrir les premières places de l’état. Il fut déçu d’emblée et ne produisit pas l’effet qu’il aurait voulu ; de là un dépit qu’il n’avoue pas, mais qui perce à chaque ligne de ses mémoires. On ne saurait croire combien Paris s’est fait d’ennemis parmi les écrivains de province, et la France parmi les écrivains étrangers, parce que nos recueils leur ont refusé des articles et nos théâtres des comédies. Gorani se mit à crier contre tout le monde ; il finit cependant par s’attacher à Mirabeau, qui l’éblouit. Sur ce « géant de la révolution, » notre Italien déborde en phrases enthousiastes : il resta sous le charme et n’eut peut-être pas le temps de se dégoûter. Il dit, entre autres choses, que, bien différent de Néron, qui mourut trop tard, et de Titus, qui mourut à temps, Mirabeau mourut trop tôt pour sa gloire. En 1791, c’était l’avis de presque tous les sages ; on croyait que le grand orateur qui avait excité la révolution était seul capable de la contenir. « Il avait toujours voulu la monarchie, et celle dont il aurait été le premier ministre serait bientôt devenue très absolue. » Telle était l’opinion de Gorani, qui vit Mirabeau de très près et qui assista souvent aux fameux dîners à huis-clos