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où n’étaient admis que les intimes. L’épicurien de Milan nous décrit complaisamment la salle à manger, meublée de buffets somptueux sur lesquels reposaient des vases antiques « remplis de choses exquises » et de bibliothèques où s’alignaient tant de livres rares et superbement reliés. Deux panneaux étaient couverts de peintures et d’estampes « représentant les plaisirs de la table. » Les domestiques n’assistaient point à ces dîners ; les convives s’asseyaient sans cérémonie et avaient entre eux des servantes à quatre étages garnies de verres, de bouteilles, d’assiettes et de couverts. Chacun se servait lui-même, et l’on pouvait causer librement, sans craindre les oreilles indiscrètes. Le premier service une fois consommé, le maître, qui avait l’art de présider, agitait sa sonnette, et l’on interrompait les conversations. Trois valets emportaient les plats vides, trois autres apportaient le second service et disparaissaient en un clin d’œil. Gorani dînait chez Mirabeau le 24 février 1791, et ils en étaient au dessert quand on vint leur annoncer que 12,000 hommes et femmes harangués par Robespierre s’agitaient aux Tuileries demandant le rappel des tantes du roi, qui avaient émigré. Mirabeau se leva aussitôt, et, se jetant dans l’émeute, fit un discours qui apaisa le peuple en un moment. Avant lui, Barnave avait essayé de répondre à Robespierre, mais sans succès, parce qu’il était parti de bas ; la naissance de Mirabeau, autant que son talent, faisait impression sur les masses.

En ce temps-là, Gorani écrivait quantité de notes et de mémoires pour les comités, qui se gardaient bien de le payer en gloire ; il aimait la révolution et la croyait viable et valide malgré les avis décourageans de Marmontel, qui boudait chez Sophie Arnould. Il travailla aussi pour Mirabeau, qui avait l’art d’exploiter le savoir, et l’esprit des autres, et qui leur communiquait le feu sacré. Gorani fut employé par l’homme d’état à diverses missions dans sept départemens de France, et auprès du roi de Sardaigne, — missions secrètes, cela va sans dire, et sur lesquelles l’agent trop discret garde le silence. Il est permis de supposer cependant que Mirabeau cherchait à faire des partisans à Louis XVI ; malheureusement pour ce souverain, le royaliste un peu tardif mourut dès 1791, et la monarchie « descendit avec lui au tombeau. » Gorani vit encore la fortune lui échapper ; mais il était habitué aux mécomptes. Bailly, qui lui voulait du bien, demanda pour lui à la constituante le titre de citoyen français (26 septembre 1791). Ce fut l’un des derniers actes du fameux maire de Paris, qui deux mois après devait rentrer dans la vie privée. La demande de Bailly fut reçue avec applaudissement, au grand désespoir de Gorani, qui affirme dans ses mémoires, on ne sait trop pourquoi, qu’il n’avait jamais sollicité ni souhaité pareil honneur. Il ajoute même qu’il fit retirer la pétition, mais