sans se retourner même, de peur d’être changé en statue de sel. Il était à Genève le 1er mai ; à dater de ce jour, il disparut de la scène politique. Il avait mission de surveiller la Suisse, mais ne s’employa qu’à la protéger. Il s’y employa si bien, qu’il devint suspect à Robespierre et qu’il dut errer longtemps de ville en ville et de village en village, guetté d’un côté par les agens de la France, poursuivi de l’autre par des émissaires que la reine de Naples avait envoyés à ses trousses pour l’enlever ou l’assassiner. Ses Mémoires secrets avaient donné des détails trop minutieux sur les mœurs de cette souveraine. Dans cette dernière partie de sa vie, il n’eut d’autre souci que de faire oublier les services qu’il avait rendus à la révolution. Fut-il en ceci, comme on l’a prétendu, un agent de l’Autriche ou de l’Angleterre ? Rien de moins probable à notre avis qu’une pareille assertion. Il est certain que depuis le jour où il avait été privé de ses biens par l’archiduc Ferdinand, gouverneur de Milan, «pour s’être mal conduit à Paris, » il n’avait cessé d’être odieux à la cour de Vienne. Cela est si vrai qu’il passait en 1793 pour avoir une mission secrète du comité de salut public ; on l’accusait de vouloir révolutionner l’Italie, et le ministre d’Autriche en Suisse, M. de Buols, se démenait diplomatiquement pour l’empêcher de passer sur le territoire helvétique. Un envoyé de Venise écrivait à la même époque à son gouvernement « qu’un certain Gorani, le même qui avait écrit des monitoires en forme de lettres à tous les rois de l’Europe, était destiné par le gouvernement de France à devenir l’instrument d’une révolution en Italie, qu’il était accompagné de six satellites tout prêts à exécuter ses ordres et pis encore au besoin, — que ce Gorani avait déjà soulevé la Pologne… que la conjuration de Naples était son ouvrage, qu’il tendait des pièges à tous les gouvernemens de la péninsule, — que cet homme était capable des plus grandes entreprises et qu’il fallait se défier de lui. » Cette dépêche, citée par l’historien Botta, et les démarches de M. Buols réhabilitent pour nous celui qu’elles voulaient flétrir, et il est certain que Soulavie, l’agent de Robespierre à Genève, mentait effrontément lorsqu’il représentait le comte lombard comme un instrument des aristocrates et des tyrans. La vérité est que Gorani, fidèle à son caractère, s’était lassé de la révolution comme il se lassait de tout, qu’il avait eu peur de son propre ouvrage, surtout d’un ouvrage qui lui était payé si mal. Dans les tempêtes politiques, il y a des vagues qui portent un monstre, après quoi, comme dans le récit de Théramène,
Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
« Je connaissais les grands, je connais maintenant les petits, »