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social est rigoureusement la même loi qui subordonne dans le corps vivant les organes aux centres.

L’une des lois les plus importantes que l’auteur tire de la biologie pour l’appliquer à la sociologie est la célèbre loi de la concurrence vitale découverte par Darwin. Suivant cette loi, les races les moins fortes, les moins armées, les moins capables, doivent nécessairement succomber dans la lutte sociale. Cette loi est non-seulement vraie des races et des peuples, mais des individus, et l’auteur en tire les conséquences les plus dures contre les mesures sociales, ou même individuelles[1], qui tendent à la protection des faibles. On n’accusera pas la nouvelle école anglaise de sensibilité exagérée. Autant le socialisme abusait de la philanthropie sentimentale, autant l’école de M. Spencer affecte de dureté, pour ne pas dire de cruauté. C’est à peine s’il tolère ce qu’il appelle « l’altruisme individuel, » et il n’est pas loin d’accuser de « bassesse » le sentiment de la bienfaisance par laquelle, dit-il, « on s’efforce d’acquérir une bonne place dans l’autre monde sans s’inquiéter de ce qu’il peut en coûter à nos semblables, » — comme si la bienfaisance n’eût jamais d’autre motif que le désir d’avoir une place au paradis, et comme si elle ne découlait pas des sentimens les plus naturels du cœur humain ! « Nourrir les incapables aux dépens des capables, dit-il, c’est une grande cruauté… Si l’on aide les moins méritans à se propager en les affranchissant de la mortalité à laquelle les vouerait naturellement leur défaut de mérite, le mérite deviendra de plus en plus rare de génération en génération, » — comme si la faiblesse physique était toujours une preuve de faiblesse morale, et comme si les faibles, les infirmes, les incapables, n’étaient pas encore une plus grande gêne pour la société quand personne ne s’en occupe ! Les efforts par exemple qui ont été faits pour améliorer le sort des sourds-muets, des aveugles-nés, des jeunes détenus, n’ont-ils pas pour but de les rendre de quelque utilité à la société au lieu de n’être pour elle qu’une charge sans compensation ? Les hôpitaux d’enfans malades, les consultations gratuites, peuvent sans doute disputer à la mort des infirmités et des incapacités sans profit pour personne ; mais ces mêmes moyens servent aussi à rendre capables de servir des bras et des cœurs doués de vitalité. Condamner ! d’avance la faiblesse et l’infirmité, c’est revenir à la-théorie lacédémonienne de l’exposition des enfans. Si l’on était même conséquent, il ne suffirait plus de laisser mourir, il faudrait aller jusqu’à supprimer : de quel droit en effet ce pauvre estropié qui n’est bon

  1. On pourrait croire que l’auteur ne combat que la charité légale ; mais il va bien plus loin : il proscrit non-seulement « les actes législatifs, » mais encore « les actes individuels, isolés ou combinés » (p. 388), c’est-à-dire la bienfaisance libre, individuelle ou collective.