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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/123

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page dans les bénéfices est presque toujours d’un cinquième. Les pêcheurs sont d’ailleurs responsables dans la même proportion des avaries faites aux agrès de pêche. Si les résultats sont bons, un matelot bancquier gagne environ 1,000 francs dans la saison, y compris les avances qu’il a reçues au départ.

Des coups de vent fréquens, la brume épaisse qui couvre les bancs pendant des semaines entières, des courans violens, les abordages, si redoutables dans ces parages sillonnés par les paquebots d’Amérique et d’Europe, tels sont les risques à courir chaque jour et presqu’à chaque instant. Il faut avoir vu nos pêcheurs à l’œuvre pour se rendre compte de la somme de fatigue et de peine que représente le chargement d’un « bancquier. » Que de chaloupes ont disparu, égarées dans la brume et surprises par le mauvais temps ! Chose bien triste à dire, il faut attribuer la perte de plus d’une embarcation à l’état d’ivresse de ceux qui les dirigent. Vivant dans une humidité constante, dormant peu, travaillant presque sans relâche, forcés de conserver pendant des journées entières de lourds vêtemens trempés de pluie, ayant à lutter contre un danger souvent terrible, capable de paralyser le courage de l’homme le plus brave, s’il est de sang-froid, nos pêcheurs demandent à la mauvaise eau-de-vie qu’on leur délivre où qu’ils se procurent l’insensibilité physique dont ils ont besoin pour ne pas faiblir dans l’accomplissement de leur rude besogne. Il n’est pas exagéré de dire que les équipages des bancs sont presque toujours et plus ou moins sous l’influence de l’alcool. L’autorité du capitaine est nulle en pareille matière ; il sait par expérience qu’après avoir bu l’homme oublie le danger et supporte mieux la fatigue ; aussi bien le laisse-t-il boire. L’armateur fait les frais du liquide et les fait largement, car il n’y perdra rien. Or qu’arrive-t-il ? — Un soir, le temps a mauvaise apparence ; le vent fraîchit, la mer est grosse. Tout d’abord on hésite à partir, et pourtant, si la pêche est bonne, une « marée » perdue ne se retrouve pas. L’intérêt l’emporte ; pour se donner cœur à l’ouvrage, « on boit un bon coup » et l’on part. La chaloupe s’éloigne, couverte à chaque instant par la lame ; la nuit se fait, et l’on jette à l’eau les palangres. Chemin faisant et tout en travaillant, les pêcheurs font circuler la bouteille ; c’est une rude soirée, et l’on boit en conséquence. Le vent redouble ; mais qui pense au danger ? À quoi bon réduire la voilure ? Puis tout à coup une rafale arrive : l’embarcation se couche, s’emplit, chavire, et tout est dit ! De pareils faits ne sont pas rares ; mais qui songe à s’en émouvoir ? La vie humaine n’est en réalité que la monnaie courante du capital engagé dans la pêche. L’homme devient insouciant de sa propre existence ; on dit des malheureux disparus à la mer : « ils n’ont pas eu de chance ! » C’est là leur oraison funèbre. Indépendamment des accidens de cha-