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il ne fait qu’augmenter les bénéfices déjà considérables des armateurs, créant ainsi dans leurs mains un monopole dangereux pour le développement de notre industrie. L’institution des primes ne porte pas seulement sur le nombre d’hommes formant les équipages des navires partant pour la pêche ; elle s’étend aussi à l’exportation du poisson d’origine française, soit à l’étranger, soit aux colonies. Cette dernière concession laisse la porte ouverte à bien des abus. Nos pêcheurs peuvent acheter, quand ils veulent, la morue des traders anglais et l’exporter avec prime ; l’administration n’a pas de moyens de contrôle assez actifs pour s’en apercevoir. Si l’état, qui subventionne et court les risques d’être trompé, ne gagne rien à verser son argent dans la caisse des armateurs, tout au moins pourrait-il s’attendre à voir se perfectionner une industrie qui lui coûte si cher. Il est rare en effet qu’une exploitation comptant des siècles d’existence n’arrive pas avec le temps à modifier ses procédés. Rien de pareil à Terre-Neuve : on y pêche dans le respect de la routine ; les progrès sont si lents qu’on les devine à peine ; encore parlons-nous ici de la pêche des bancs, la mieux faite et la plus intelligente.

Nous employons à très peu près les moyens qui servaient sous Louis XV : lourds bâtimens, lourdes chaloupes et lourdes lignes. Les bâtimens sont, il est vrai, moins mauvais ; mais peut-on considérer le fait comme un progrès réel ? Ceux que nous avons vus disparaître tombaient en pourriture et révoltaient l’humanité. — Si les salaires ont augmenté, c’est dans une proportion bien faible. Quant au bien-être des hommes, qui, dit-on, s’est tant amélioré, on peut se demander s’il est permis d’en prendre moins de soin. On a constaté que depuis vingt-cinq ans le capital engagé dans la pêche demeurait stationnaire, tandis que le prix de la morue avait presque doublé. Qu’en faut-il conclure, sinon que les bénéfices réalisés sont assez considérables pour se passer aisément du progrès ? Les Américains partagent avec nos pêcheurs l’exploitation des bancs ; comparons leurs procédés avec les nôtres. Ils emploient des « goëlettes franches », jaugeant 100 tonneaux en moyenne, finement construites, parfaitement voilées et facilement manœuvrables avec un faible équipage, ayant une grande supériorité de marche et pouvant résister à tous les temps. Ces bâtimens sont un sujet d’envie pour nos ingénieurs et d’admiration pour nos officiers. Le seul port de Gloucester en expédie cinq cents sur les bancs. Au lieu des chaloupes énormes qui encombrent les ponts de nos trois-mâts et de nos bricks et font l’orgueil de nos pêcheurs, on y voit des embarcations légères que deux hommes dirigent aisément. Les lignes de pêche sont plus courtes et plus maniables que celles dont nous nous servons ; elles présentent le grand avantage qu’on peut les