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tions : chacun travaillant pour son compte, on vit alors en société. Le plus ancien des capitaines reçoit le titre de prud’homme ; il est chargé de la police et devient l’arbitre des discussions.

Rien de plus varié que l’aspect de ces havres, et parfois rien de plus pittoresque. Les uns sont situés sur les parties les plus arides et les plus désolées de l’île ; la mer y bat en côte et rend la pêche difficile ; ce sont de mélancoliques séjours, et l’on en part sans regrets. Les autres, abrités du vent par de hautes collines, entourés de bois, servant d’estuaire à des cours d’eau profonds, ont un air calme et presque riant qui vous charme quand on vient du large. Cabanes et chaufauds s’élèvent tout autour ; çà et là des canots halés au rivage, des filets au sec, des agrès de pêche, un jardin si le sol s’y prête, une vache, quelques moutons (chose bien rare) ; on dirait un campement sur le bord de l’Océan. Quand vient la nuit, le tableau s’anime. Les pêcheurs arrivent de la mer, déchargent les chaloupes, et portent au chaufaud la morue. Comme un général au soir d’une bataille, le capitaine écoute les rapports de ses maîtres de pêche, approuve les uns, blâme les autres, examine le poisson et calcule les bénéfices de la journée. Après l’ouvrage, on fait la soupe, maigre potage d’ordinaire où les têtes et les queues de morue jouent le rôle prépondérant ; assis autour de la marmite, les matelots se racontent les événemens du jour, et souvent les discussions sont vives. Dès qu’ils ont pris leur repas, ces hommes, exténués de fatigue, vont dormir pendant quelques heures. Une lumière brille encore à la fenêtre du prud’homme, on entend la chanson bretonne d’un pêcheur qui pense au pays ; puis tout se tait, le crépuscule cesse à peine que partout la vie s’est éteinte.

La pêche des havres se fait soit à la ligne, soit à la seine, toujours dans de certaines conditions prescrites par un règlement ; elle est d’ailleurs plus aléatoire que celle des bancs dans ses résultats. Nous l’avons dit, la morue a ses caprices ; elle abandonne pendant des mois entiers les lieux qu’elle affectionne, et tout à coup, alors qu’on désespère de jamais la revoir, elle y revient en masses. On peut ainsi compenser dans les derniers jours de la saison les pertes causées par son absence. On a vu prendre 10,000 morues d’un coup de seine, et le fait n’est pas absolument rare. À la côte ouest, la plupart des navires suivent le poisson à mesure qu’il remonte dans le nord. Cette pêche « en défilant le golfe » est une des plus lucratives, et bien des gens compétens dans la question voudraient la voir adopter par tous nos bâtimens. Deux ou trois fois par mois, les havres occupés sont visités par les navires de guerre affectés chaque année à la surveillance de la pêche. Les officiers qui les commandent doivent s’assurer que l’état des choses est conforme aux lois établies, inspecter les places, écouter les réclamations et répri-